Si l'on devrait énumérer les termes qui reviennent très souvent dans l'évolution sociopolitique du Sénégal, ce serait bien « changement » et « jeunesse ». Aussitôt à la tête de l’État sénégalais en 1981, Abdou Diouf réussit, à travers le « sursaut national » et le « multipartisme intégral », à convaincre la plupart des Sénégalais qu'il était l’homme du changement. En 2000, face à l'écrasante vague du sopi (changement) portée par une jeunesse qualifiée quelques années plutôt de « pseudo-jeunesse malsaine », il perd le pouvoir au profit d'Abdoulaye Wade. À la fin de son deuxième mandat, ce dernier devait également faire face à un irrésistible mouvement pour le changement remorqué par Y en a marre. Malgré les tentatives de diabolisation de celui-ci par le camp présidentiel le traitant de « jeunesse désœuvrée », il parvient pourtant à pousser l'imposant élan populaire ayant permis l'élection de Macky Sall en 2012.
En 2000, l’on se souvient de la génération bul faale (ne t’en fais pas) plongée dans une extrême précarité. « Pour ceux qui n'ont pas de travail, levez la main » était le slogan de campagne d’Abdoulaye Wade, en même temps qu’une diatribe contre le pouvoir socialiste servie à chaque occasion avec un succès retentissant. Il nourrit ainsi l'espoir de lendemains meilleurs chez les jeunes, qui devinrent les principaux artisans de la première alternance en 2000.
En dépit de l’inefficacité du régime, le contexte social est resté relativement calme pendant plus de dix ans. Mais le calme sera brutalement rompu par un simple projet de modification constitutionnelle, présenté dans un contexte d'indisposition d'arbitraire, de dévaluation inquiétante des institutions, de niveau de corruption jamais atteint et de crises dans tous les domaines : santé, éducation, administration, entreprises publiques. Bon nombre de Sénégalais considéraient qu'il y avait, sous Wade, une dégradation morale et politique sans précédent du système. Ils en éprouvaient une profonde indignation. La profondeur de la colère sociale pouvait se lire à travers les intitulés des organisations civiques ou politiques : dafa doy (ça suffit), luy jot jotna (il est temps), taxaw temm (debout de manière décidée), bés du ñàkk (un jour viendra), fekkee mooma maci boole (Parce que j’en suis témoin), Y en a marre. Chaque mouvement prétendant représenter askan wi (le peuple) et en être son kàddu (porte-voix), s’insurgeait contre le système, en exigeant une rupture.
Sans nul doute, la rupture la plus profonde a été proposée par Y en a marre, qui a réussi à joindre à la logique dénonciatrice des manifestations revendicatives. En effet, un activisme militant alliant acte et parole engagée a été ajouté au rap engagé des années 1990. Le mouvement s’inscrit dans un contexte où l’occupation de la rue et des lieux symboliques est devenue une pratique courante pour tous ceux qui s’indignent. Ce n’est pas la rue qui gouverne, mais elle a une vertu. Peut-être, est-il temps qu’elle gouverne ! Sous-tendue par un acte sérieux et total de la plupart des individus engagés, ce mode d’action semble plus efficace que toutes les autres formes de contestation. La Tunisie n’aurait jamais été pionnière du printemps arabe si Mohamed Bouazizi ne s’était pas immolé par le feu. Le 25 janvier prochain, l’Égypte célèbrera le second anniversaire de sa révolution, et ceci grâce aux jeunes égyptiens qui ont courageusement investi la Place Tahrir durant des mois. En 2011, l’on s’en souvient au Sénégal, jusqu’à la veille de l’exposition du projet à l'Assemblée nationale, les leaders de la société civile et de l’opposition politique en étaient encore au stade des analyses et des discours. Il aura fallu l'impatience et la détermination des jeunes de Y en a marre pour que la descente dans la rue soit précipitée. C’est également sous la pression de la rue que le projet sera retiré.
En l'espace de douze ans, Wade a été fait et défait quasiment par la même jeunesse, passée de bul faale à Y en a marre sous les effets de la crise multiforme que traversait le pays. Les nombreux projets mis en œuvre pour résorber le chômage et le sous-emploi des jeunes ont été sans succès. Par conséquent, deux options semblaient s'imposer : le secteur informel qui absorbe déjà entre 80 et 90 % de la population active et l’émigration clandestine désespérément tournée vers Barca ou Barsàq (Barcelone ou la mort). Ce n'est point un hasard si les embarcations de fortune et l'opposition la plus radicale à l’encontre du régime provenaient principalement de la grande banlieue de Dakar, qui abrite tous les problèmes dont souffre le Sénégal : fort taux d'analphabétisme, inflation, manque d'eau, sous-emploi, chômage, inégalités, délinquance, insécurité, pauvreté, prostitution, inondation, insalubrité, mauvaises conditions de circulation, délestages.
Dans ce contexte, la capacité à s’ériger en porte-voix de la société a tout son sens. C’était un des points forts de Y en a marre, qui a également réussi à persévérer dans l'apolitisme et l'autonomie, tout en se préservant de transactions douteuses qui auraient pu remettre en cause sa crédibilité. Chez les jeunes, l'engagement met également à contribution l'humour, la musique et les réseaux sociaux. Le plus souvent, l’humour vise la démystification des candidats et la transformation des symboles de l'autorité. Après tout, on peut se moquer des politiques de manière citoyenne ! Sous Diouf, le couple présidentiel était surnommé « Monsieur Forage et Madame Moulin ». Dans ce répertoire, le record revient sans doute aux Wade. En effet, Karim Wade portera le surnom de « ministre du Ciel et de la Terre ». De même, les jeunes firent également référence aux « 3T » pour parler de son père qui s'est illustré à la Télévision et dans les voyages (tukki). Aussi, la formule wax waxeet (je l'ai dit, je me dédis) que ce dernier prononcera après le 23 juin, deviendra-t-elle l'expression la plus célèbre dans les six mois qui ont précédé le scrutin présidentiel de 2012. Le hip-hop constitue un autre domaine d'engagement par les textes, mais aussi par la réalisation théâtrale des clips. Lorsque Didier Awadi met en scène le processus ayant déclenché la crise préélectorale de 2012 autour d’un thé, c'était pour sensibiliser les jeunes sur l'illégitimité de la candidature d'Abdoulaye Wade. Les réseaux sociaux et les Technologies de l’information et de la communication ont été une valeur ajoutée à l’action des jeunes. Ces instruments ont aussi montré leur efficacité ailleurs chez les indignés comme Occupy Wall Street, lors du « printemps arabe », ou encore durant le « printemps érable » (grève étudiante québécoise de 2012).
L’'implication de Y en a marre a été déterminante, et permet de voir que chez les jeunes, l’action citoyenne ne se limite pas aux manifestations. Elle recouvre aussi la lutte pour l'effectivité des droits et des libertés, le respect de la chose publique, l'exercice des devoirs comme la participation électorale. Au premier tour de l’élection, tout comme au second, les jeunes et différents segments de la société civile se sont impliqués de manière à inciter les citoyens à se rendre aux urnes. Si l’écart de voix était assez important au deuxième tour au point de ne laisser aucun choix à président sortant, qui reconnaît sa défaite avant même l’annonce des résultats officiels, c’est grâce à la mobilisation des jeunes. Peut-être, en agissant ainsi, ont-ils sauvé le Sénégal d’une crise post-électorale, un phénomène récurrent en Afrique.
Moda Dieng
Professeur au Département de science politique
Université de Montréal
Canada
En 2000, l’on se souvient de la génération bul faale (ne t’en fais pas) plongée dans une extrême précarité. « Pour ceux qui n'ont pas de travail, levez la main » était le slogan de campagne d’Abdoulaye Wade, en même temps qu’une diatribe contre le pouvoir socialiste servie à chaque occasion avec un succès retentissant. Il nourrit ainsi l'espoir de lendemains meilleurs chez les jeunes, qui devinrent les principaux artisans de la première alternance en 2000.
En dépit de l’inefficacité du régime, le contexte social est resté relativement calme pendant plus de dix ans. Mais le calme sera brutalement rompu par un simple projet de modification constitutionnelle, présenté dans un contexte d'indisposition d'arbitraire, de dévaluation inquiétante des institutions, de niveau de corruption jamais atteint et de crises dans tous les domaines : santé, éducation, administration, entreprises publiques. Bon nombre de Sénégalais considéraient qu'il y avait, sous Wade, une dégradation morale et politique sans précédent du système. Ils en éprouvaient une profonde indignation. La profondeur de la colère sociale pouvait se lire à travers les intitulés des organisations civiques ou politiques : dafa doy (ça suffit), luy jot jotna (il est temps), taxaw temm (debout de manière décidée), bés du ñàkk (un jour viendra), fekkee mooma maci boole (Parce que j’en suis témoin), Y en a marre. Chaque mouvement prétendant représenter askan wi (le peuple) et en être son kàddu (porte-voix), s’insurgeait contre le système, en exigeant une rupture.
Sans nul doute, la rupture la plus profonde a été proposée par Y en a marre, qui a réussi à joindre à la logique dénonciatrice des manifestations revendicatives. En effet, un activisme militant alliant acte et parole engagée a été ajouté au rap engagé des années 1990. Le mouvement s’inscrit dans un contexte où l’occupation de la rue et des lieux symboliques est devenue une pratique courante pour tous ceux qui s’indignent. Ce n’est pas la rue qui gouverne, mais elle a une vertu. Peut-être, est-il temps qu’elle gouverne ! Sous-tendue par un acte sérieux et total de la plupart des individus engagés, ce mode d’action semble plus efficace que toutes les autres formes de contestation. La Tunisie n’aurait jamais été pionnière du printemps arabe si Mohamed Bouazizi ne s’était pas immolé par le feu. Le 25 janvier prochain, l’Égypte célèbrera le second anniversaire de sa révolution, et ceci grâce aux jeunes égyptiens qui ont courageusement investi la Place Tahrir durant des mois. En 2011, l’on s’en souvient au Sénégal, jusqu’à la veille de l’exposition du projet à l'Assemblée nationale, les leaders de la société civile et de l’opposition politique en étaient encore au stade des analyses et des discours. Il aura fallu l'impatience et la détermination des jeunes de Y en a marre pour que la descente dans la rue soit précipitée. C’est également sous la pression de la rue que le projet sera retiré.
En l'espace de douze ans, Wade a été fait et défait quasiment par la même jeunesse, passée de bul faale à Y en a marre sous les effets de la crise multiforme que traversait le pays. Les nombreux projets mis en œuvre pour résorber le chômage et le sous-emploi des jeunes ont été sans succès. Par conséquent, deux options semblaient s'imposer : le secteur informel qui absorbe déjà entre 80 et 90 % de la population active et l’émigration clandestine désespérément tournée vers Barca ou Barsàq (Barcelone ou la mort). Ce n'est point un hasard si les embarcations de fortune et l'opposition la plus radicale à l’encontre du régime provenaient principalement de la grande banlieue de Dakar, qui abrite tous les problèmes dont souffre le Sénégal : fort taux d'analphabétisme, inflation, manque d'eau, sous-emploi, chômage, inégalités, délinquance, insécurité, pauvreté, prostitution, inondation, insalubrité, mauvaises conditions de circulation, délestages.
Dans ce contexte, la capacité à s’ériger en porte-voix de la société a tout son sens. C’était un des points forts de Y en a marre, qui a également réussi à persévérer dans l'apolitisme et l'autonomie, tout en se préservant de transactions douteuses qui auraient pu remettre en cause sa crédibilité. Chez les jeunes, l'engagement met également à contribution l'humour, la musique et les réseaux sociaux. Le plus souvent, l’humour vise la démystification des candidats et la transformation des symboles de l'autorité. Après tout, on peut se moquer des politiques de manière citoyenne ! Sous Diouf, le couple présidentiel était surnommé « Monsieur Forage et Madame Moulin ». Dans ce répertoire, le record revient sans doute aux Wade. En effet, Karim Wade portera le surnom de « ministre du Ciel et de la Terre ». De même, les jeunes firent également référence aux « 3T » pour parler de son père qui s'est illustré à la Télévision et dans les voyages (tukki). Aussi, la formule wax waxeet (je l'ai dit, je me dédis) que ce dernier prononcera après le 23 juin, deviendra-t-elle l'expression la plus célèbre dans les six mois qui ont précédé le scrutin présidentiel de 2012. Le hip-hop constitue un autre domaine d'engagement par les textes, mais aussi par la réalisation théâtrale des clips. Lorsque Didier Awadi met en scène le processus ayant déclenché la crise préélectorale de 2012 autour d’un thé, c'était pour sensibiliser les jeunes sur l'illégitimité de la candidature d'Abdoulaye Wade. Les réseaux sociaux et les Technologies de l’information et de la communication ont été une valeur ajoutée à l’action des jeunes. Ces instruments ont aussi montré leur efficacité ailleurs chez les indignés comme Occupy Wall Street, lors du « printemps arabe », ou encore durant le « printemps érable » (grève étudiante québécoise de 2012).
L’'implication de Y en a marre a été déterminante, et permet de voir que chez les jeunes, l’action citoyenne ne se limite pas aux manifestations. Elle recouvre aussi la lutte pour l'effectivité des droits et des libertés, le respect de la chose publique, l'exercice des devoirs comme la participation électorale. Au premier tour de l’élection, tout comme au second, les jeunes et différents segments de la société civile se sont impliqués de manière à inciter les citoyens à se rendre aux urnes. Si l’écart de voix était assez important au deuxième tour au point de ne laisser aucun choix à président sortant, qui reconnaît sa défaite avant même l’annonce des résultats officiels, c’est grâce à la mobilisation des jeunes. Peut-être, en agissant ainsi, ont-ils sauvé le Sénégal d’une crise post-électorale, un phénomène récurrent en Afrique.
Moda Dieng
Professeur au Département de science politique
Université de Montréal
Canada