Pour un Africain, le faire peut être assimilable à un antipatriotisme. Mais n’ayons pas peur de dire les choses comme elles sont, hélas : malgré les rayons de soleil qui traversent son économie, ces temps-ci, continuer de fermer les yeux sur les nombreuses zones d’ombre en arrière-plan, c’est contribuer à transformer le rêve, pourtant à portée de main d’un renouveau continental, en énième cauchemar pour l’Afrique.
L’entreprise est risquée. Il ne s’agit ni plus ni moins que de se démarquer d’une pensée unique à l’œuvre dans les cercles les plus doctes. De Davos à Aix, des institutions de Bretton-Woods, à Pékin, Washington ou Bruxelles, on ne compte plus les voix, plus autorisées les unes que les autres, qui s’empressent de reprendre à leur compte l’antienne la plus prégnante pour décrire la situation présente, mieux encore les perspectives, de l’Afrique.
Naguère voué aux gémonies, c’est un continent dont on ne parle plus qu’en termes élogieux. Nulle autre instance n’a mieux capté cette mutation que le prestigieux magazine néolibéral, The Economist. Il y a dix ans, en mai 2000, il consacrait sa une à ce qu’il qualifiait de « continent sans espoir à la grande colère des milieux bien pensants africains. En décembre dernier, comme pour faire acte de repentance, mais sans doute aussi pour coller à l’air du temps, le même journal revenait sur son verdict passé. Le continent qui monte, décrète-t-il.
Exit le continent… noir ? Soyons justes. Il y a une grande part de vérité dans cet optimisme ambiant le concernant. Dans plusieurs pays africains, les taux de croissance économique gravitent autour de 5 pour cent sans discontinuer depuis le début de ce siècle. Certains d’entre eux affichent des scores encore plus insolents. C’est le cas de pays riches en ressources naturelles comme l’Angola, qui alignent des taux de croissance à deux chiffres.
Plus de 50 milliards de dollars par an d’investissements directs étrangers prennent chaque année, maintenant, la direction d’un continent qui ne les attirait guère dans le passé. Après l’avoir abandonné à son sort, à la fin de la guerre froide, quand l’alternative communiste s’était effondrée en même temps que le Bloc des Pays de l’Est, les grands pays du monde, imitant la Chine, se bousculent désormais à ses portes pour lui faire la cour ne craignant pas d’y déclencher une nouvelle guerre froide, plus discrète, sur fond de rivalités économiques.
Ses richesses naturelles font saliver : alors qu’ailleurs elles sont déficitaires, ici on en découvre de plus en plus, au point qu’à l’image de la République démocratique du Congo et de certains pays connus pour l’abondance de leur sous-sol, c’est l’ensemble du continent qui est en voie de devenir un scandale géologique. Sa jeunesse suscite l’envie des pays vieillissants d’Europe, d’Amérique et d’Asie. Le discours démocratique, le rejet des coups d’Etat, l’émergence d’une classe moyenne, la percée de secteurs tertiaires, hier snobés, comme les banques et télécommunications, sont aussi d’autres atouts que l’Afrique peut aligner pour justifier le regain d’espoir qu’elle suscite enfin. Même le rejet des coups d’Etat participe de cette embellie…
Il n’est jusque dans les causes des tourments économiques de plusieurs des régions traditionnellement privilégiées du monde qui ne viennent à la rescousse du nouveau narratif sur l’Afrique. Ailleurs, l’endettement excessif et les yoyos monétaires rendent insomniaques les dirigeants locaux. Sur l’ensemble du continent, c’est l’inverse : en termes macro-économiques, l’ajustement structurel n’est plus qu’un souvenir tandis que, ayant bénéficié d’annulations de dettes massives, les pays africains affichent un ratio de dettes de moins de 30 % rapporte à leur Produit intérieur brut (pib) pendant que, héritage d’un effort de meilleure gestion des fondamentaux, les déficits budgétaires et l’inflation sont maîtrisés, raisonnables...
Face à un tableau aussi idyllique, à première vue, pourquoi alors les foules sortent encore de la place Tahrir à l’Avenue Bourguiba pour obtenir les têtes de dirigeants dont les pays, Tunisie et Egypte, faisaient partie, il y a moins de deux ans, des Lions africains, pour reprendre l’expression inventée par la firme McKinsey ? Qu’est-ce qui peut expliquer ces regards désespérés de populations paupérisées, victimes d’une misère oppressante et qui ne voient même plus la queue du diable dans la plupart des grandes villes du continent ?
Comment se fait-il qu’à Bamako, des citoyens ordinaires semblent soutenir le coup d’Etat tenté, il y a quelques mois, par les soldats locaux tout en rejetant les médiations régionales africaines, de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) et de l’Union africaine (Ua) ? Qu’est-ce qui justifie le malaise entourant les conditions de la chute du tyran Kadhafi sous la houlette d’une opération de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (Otan) mais qui, version Sarkozy et Cameron, n’est pas sans rappeler la politique de la canonnière ayant débouché, en 1898, au partage franco-britannique du continent acté à Fachoda, au Soudan ?
Pourquoi tant d’Ivoiriens, bien qu’opposés à l’entêtement de Laurent Gbabgo à vouloir rester au pouvoir malgré sa défaite électorale, ne sont pas reconnaissants à la France, inquiets qu’ils sont de voir triompher des menées néocoloniales pour installer un régime ami ?
Dans quelle mesure, peut-on, doit-on, adhérer au discours ambiant sur le renouveau africain quand on voit la paralysie, voire l’incompétence, des institutions régionales africaines, à commencer par l’Union africaine dont les silences et le conformisme pour légitimer des acteurs politiques honnis par leurs peuples ne cessent de troubler ? Pourquoi les bourses africaines sont-elles toujours aussi atones ? Qui peut comprendre l’enrichissement inexpliqué de la plupart des hommes politiques africains, y compris les nouveaux venus dont la pauvreté était connue de tous par le passé ? Pourquoi des dirigeants de grandes institutions, banques ou non, restent en place malgré les résultats calamiteux et douteux de leur gestion ? L’émergence de forces obscures, pas seulement liées au fondamentalisme religieux, mode Al-Qaïda ou Koni, le blanchiment d’argent, le trafic de la drogue, la corruption massive, la prévalence des francs-maçons dans le leadership des pays, l’incapacité de nombreux dirigeants à décrypter les mutations du monde en mouvement que nous vivons ne sont-ils autant d’autres raisons de secouer encore les cocotiers africains au lieu de joindre la fausse harmonie musicale qui berce le continent.
En réalité, une question essentielle s’impose : l’Afrique est-elle la prochaine victime d’une bulle ? Politique, en l’occurrence. Après celle, privée et financière, ayant failli emporter les marches aux Etats-Unis, suivie de celle des dettes souveraines qui plombent l’Europe, l’Afrique, à force de se laisser entraîner dans cette langoureuse mélodie n’en finit pas de baisser la garde. Une forme d’exubérance irrationnelle, comme aurait dit Alan Greenspan, l’ancien patron de la Réserve fédérale américaine, pourrait alors inhiber les perspectives du renouveau qu’elle peut amorcer en ne cédant pas à la propension, à la complaisance, de n’écouter que ses avocats des temps modernes.
Parce qu’in fine, tout est de savoir à qui profite le crime ? Comme naguère, sous la Russie de Yeltsin, un capitalisme oligarchique, entre amis, ou à Wall Street, plus récemment, entre initiés de la haute finance, et en Europe où l’irresponsabilité des dirigeants publics a fait la différence, on ne peut pas ne pas ignorer les éléments composites de la bulle politique qui se forme au-dessus du continent africain.
L’ignorer, c’est prendre le risque de revisiter, en pire, la prédiction prémonitoire de René Dumont : L’Afrique noire reste toujours mal partie, malgré les grands discours de ceux qui en profitent. Celui sur son renouveau doit être d’urgence passé au test de la vérité. Il n’en échappera pas sans beaucoup d’égratignures.
Tant il relève d’une vaste arnaque qui est le fait de quelques individus, défenseurs d’un ordre qui fait d’eux des privilégiés, au point qu’ils n’hésitent pas à entrer dans des deals souterrains les mettant loin de toute surveillance, régulation véritable, pendant qu’ils pourraient, à l’arrivée, être les alliés de ceux, aussi bien de l’Ouest que de l’Est, ayant des visées sur ce continent.
Vous avez dit collaborateurs d’un projet néocolonial ? Ce n’est pas impossible. S’en contenter n’est pas l’ambition de la vaste majorité des Africains, n’en déplaise aux théoriciens.
Par ADAMA GAYE, Journaliste sénégalais, auteur de
Chine-Afrique : Le dragon et l’Autruche, Editions l’Harmattan…
L’entreprise est risquée. Il ne s’agit ni plus ni moins que de se démarquer d’une pensée unique à l’œuvre dans les cercles les plus doctes. De Davos à Aix, des institutions de Bretton-Woods, à Pékin, Washington ou Bruxelles, on ne compte plus les voix, plus autorisées les unes que les autres, qui s’empressent de reprendre à leur compte l’antienne la plus prégnante pour décrire la situation présente, mieux encore les perspectives, de l’Afrique.
Naguère voué aux gémonies, c’est un continent dont on ne parle plus qu’en termes élogieux. Nulle autre instance n’a mieux capté cette mutation que le prestigieux magazine néolibéral, The Economist. Il y a dix ans, en mai 2000, il consacrait sa une à ce qu’il qualifiait de « continent sans espoir à la grande colère des milieux bien pensants africains. En décembre dernier, comme pour faire acte de repentance, mais sans doute aussi pour coller à l’air du temps, le même journal revenait sur son verdict passé. Le continent qui monte, décrète-t-il.
Exit le continent… noir ? Soyons justes. Il y a une grande part de vérité dans cet optimisme ambiant le concernant. Dans plusieurs pays africains, les taux de croissance économique gravitent autour de 5 pour cent sans discontinuer depuis le début de ce siècle. Certains d’entre eux affichent des scores encore plus insolents. C’est le cas de pays riches en ressources naturelles comme l’Angola, qui alignent des taux de croissance à deux chiffres.
Plus de 50 milliards de dollars par an d’investissements directs étrangers prennent chaque année, maintenant, la direction d’un continent qui ne les attirait guère dans le passé. Après l’avoir abandonné à son sort, à la fin de la guerre froide, quand l’alternative communiste s’était effondrée en même temps que le Bloc des Pays de l’Est, les grands pays du monde, imitant la Chine, se bousculent désormais à ses portes pour lui faire la cour ne craignant pas d’y déclencher une nouvelle guerre froide, plus discrète, sur fond de rivalités économiques.
Ses richesses naturelles font saliver : alors qu’ailleurs elles sont déficitaires, ici on en découvre de plus en plus, au point qu’à l’image de la République démocratique du Congo et de certains pays connus pour l’abondance de leur sous-sol, c’est l’ensemble du continent qui est en voie de devenir un scandale géologique. Sa jeunesse suscite l’envie des pays vieillissants d’Europe, d’Amérique et d’Asie. Le discours démocratique, le rejet des coups d’Etat, l’émergence d’une classe moyenne, la percée de secteurs tertiaires, hier snobés, comme les banques et télécommunications, sont aussi d’autres atouts que l’Afrique peut aligner pour justifier le regain d’espoir qu’elle suscite enfin. Même le rejet des coups d’Etat participe de cette embellie…
Il n’est jusque dans les causes des tourments économiques de plusieurs des régions traditionnellement privilégiées du monde qui ne viennent à la rescousse du nouveau narratif sur l’Afrique. Ailleurs, l’endettement excessif et les yoyos monétaires rendent insomniaques les dirigeants locaux. Sur l’ensemble du continent, c’est l’inverse : en termes macro-économiques, l’ajustement structurel n’est plus qu’un souvenir tandis que, ayant bénéficié d’annulations de dettes massives, les pays africains affichent un ratio de dettes de moins de 30 % rapporte à leur Produit intérieur brut (pib) pendant que, héritage d’un effort de meilleure gestion des fondamentaux, les déficits budgétaires et l’inflation sont maîtrisés, raisonnables...
Face à un tableau aussi idyllique, à première vue, pourquoi alors les foules sortent encore de la place Tahrir à l’Avenue Bourguiba pour obtenir les têtes de dirigeants dont les pays, Tunisie et Egypte, faisaient partie, il y a moins de deux ans, des Lions africains, pour reprendre l’expression inventée par la firme McKinsey ? Qu’est-ce qui peut expliquer ces regards désespérés de populations paupérisées, victimes d’une misère oppressante et qui ne voient même plus la queue du diable dans la plupart des grandes villes du continent ?
Comment se fait-il qu’à Bamako, des citoyens ordinaires semblent soutenir le coup d’Etat tenté, il y a quelques mois, par les soldats locaux tout en rejetant les médiations régionales africaines, de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) et de l’Union africaine (Ua) ? Qu’est-ce qui justifie le malaise entourant les conditions de la chute du tyran Kadhafi sous la houlette d’une opération de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (Otan) mais qui, version Sarkozy et Cameron, n’est pas sans rappeler la politique de la canonnière ayant débouché, en 1898, au partage franco-britannique du continent acté à Fachoda, au Soudan ?
Pourquoi tant d’Ivoiriens, bien qu’opposés à l’entêtement de Laurent Gbabgo à vouloir rester au pouvoir malgré sa défaite électorale, ne sont pas reconnaissants à la France, inquiets qu’ils sont de voir triompher des menées néocoloniales pour installer un régime ami ?
Dans quelle mesure, peut-on, doit-on, adhérer au discours ambiant sur le renouveau africain quand on voit la paralysie, voire l’incompétence, des institutions régionales africaines, à commencer par l’Union africaine dont les silences et le conformisme pour légitimer des acteurs politiques honnis par leurs peuples ne cessent de troubler ? Pourquoi les bourses africaines sont-elles toujours aussi atones ? Qui peut comprendre l’enrichissement inexpliqué de la plupart des hommes politiques africains, y compris les nouveaux venus dont la pauvreté était connue de tous par le passé ? Pourquoi des dirigeants de grandes institutions, banques ou non, restent en place malgré les résultats calamiteux et douteux de leur gestion ? L’émergence de forces obscures, pas seulement liées au fondamentalisme religieux, mode Al-Qaïda ou Koni, le blanchiment d’argent, le trafic de la drogue, la corruption massive, la prévalence des francs-maçons dans le leadership des pays, l’incapacité de nombreux dirigeants à décrypter les mutations du monde en mouvement que nous vivons ne sont-ils autant d’autres raisons de secouer encore les cocotiers africains au lieu de joindre la fausse harmonie musicale qui berce le continent.
En réalité, une question essentielle s’impose : l’Afrique est-elle la prochaine victime d’une bulle ? Politique, en l’occurrence. Après celle, privée et financière, ayant failli emporter les marches aux Etats-Unis, suivie de celle des dettes souveraines qui plombent l’Europe, l’Afrique, à force de se laisser entraîner dans cette langoureuse mélodie n’en finit pas de baisser la garde. Une forme d’exubérance irrationnelle, comme aurait dit Alan Greenspan, l’ancien patron de la Réserve fédérale américaine, pourrait alors inhiber les perspectives du renouveau qu’elle peut amorcer en ne cédant pas à la propension, à la complaisance, de n’écouter que ses avocats des temps modernes.
Parce qu’in fine, tout est de savoir à qui profite le crime ? Comme naguère, sous la Russie de Yeltsin, un capitalisme oligarchique, entre amis, ou à Wall Street, plus récemment, entre initiés de la haute finance, et en Europe où l’irresponsabilité des dirigeants publics a fait la différence, on ne peut pas ne pas ignorer les éléments composites de la bulle politique qui se forme au-dessus du continent africain.
L’ignorer, c’est prendre le risque de revisiter, en pire, la prédiction prémonitoire de René Dumont : L’Afrique noire reste toujours mal partie, malgré les grands discours de ceux qui en profitent. Celui sur son renouveau doit être d’urgence passé au test de la vérité. Il n’en échappera pas sans beaucoup d’égratignures.
Tant il relève d’une vaste arnaque qui est le fait de quelques individus, défenseurs d’un ordre qui fait d’eux des privilégiés, au point qu’ils n’hésitent pas à entrer dans des deals souterrains les mettant loin de toute surveillance, régulation véritable, pendant qu’ils pourraient, à l’arrivée, être les alliés de ceux, aussi bien de l’Ouest que de l’Est, ayant des visées sur ce continent.
Vous avez dit collaborateurs d’un projet néocolonial ? Ce n’est pas impossible. S’en contenter n’est pas l’ambition de la vaste majorité des Africains, n’en déplaise aux théoriciens.
Par ADAMA GAYE, Journaliste sénégalais, auteur de
Chine-Afrique : Le dragon et l’Autruche, Editions l’Harmattan…