Wal Fadjri : Qu’avez-vous à répondre aux graves accusations de détournement portées contre vous par le président Abdoulaye Wade ?
Alain Clerc : Ces accusations sont non seulement abracadabrantes, voire délirantes, mais elles sont totalement infondées. J’imagine qu’elles proviennent de personnes désireuses de nuire et de discréditer la démarche que nous avons engagée depuis la Conférence de Bamako en 2000 : ‘L’Afrique et les Tic’, avec le soutien très actif du président Alpha O. Konaré et que nous avons poursuivie avec le lancement du Fonds mondial de solidarité numérique (Fsn). Il faut cependant noter que le président Wade a déjà usé de propos similaires au sujet d’autres institutions africaines ou internationales, notamment la Fao et tout particulièrement à l’égard de son Directeur général, le Sénégalais Jacques Diouf, avant d’être, sauf erreur, vertement remis en place par le représentant des Etats-Unis.
Dès le départ, nous étions mus, au Secrétariat du Fsn, par une forte ambition : saisir l’opportunité de la transition d’une société industrielle vers une société de l’information pour promouvoir une plus grande équité et une véritable solidarité dans la société de l’information, en d’autres termes, permettre à tous d’accéder aux connaissances. Cet accès est une condition essentielle du développement et à la bonne gouvernance. Or, cet objectif ne peut être réalisé sans une forte volonté politique et des engagements contraignants de la part des principaux acteurs concernés, notamment les pouvoirs publics (les Etats et les collectivités locales), le secteur privé et la société civile. Le Fsn exprimait cette volonté partagée de parvenir ensemble à une inclusion de tous dans la société de l’information. Le mécanisme que nous avons proposé pour parvenir à ce but est ‘la contribution de 1 % de solidarité numérique’. C’est un nouveau mécanisme financier qui n’obère pas les finances publiques et qui peut rapporter plusieurs milliards d’euros chaque année.
Malheureusement, cette démarche a buté sur l’opposition farouche des milieux néo-libéraux, notamment des porte-paroles les plus extrémistes de cette mouvance pour qui seuls les mécanismes du marché et la charité peuvent répondre aux besoins des pays en développement. Or, nous constatons aujourd’hui les graves conséquences, notamment pour les pays en développement, de ces théories néo-libérales. Les critiques formulées aujourd’hui par le président Wade s’inscrivent dans cette vision néo-libérale.
Wal Fadjri : La réunion a eu lieu à Dakar sans vous. Pourquoi ?
Alain Clerc : Il est évidemment plus facile de critiquer lorsque l’on bâillonne la vérité. Je n’étais pas invité et j’ai même été verbalement menacé. Il était, dès lors, aisé de dénigrer. Cela étant, on peut museler toute opposition, mais cela n’empêchera pas les idées justes de progresser. Je suis convaincu que nous gagnerons notre combat pour une plus grande solidarité numérique. Car au lieu de profiter aux plus démunis, les théories néo-libérales exacerbent les disparités et aggravent tous les jours le fossé numérique. C’est d’ailleurs l’une des raisons qui engagent aujourd’hui tant de jeunes et talentueux africains à quitter leur patrie au péril de leur vie pour rejoindre l’Europe ou l’Amérique du Nord. Et si, selon les théories néo-libérales, les mécanismes de marché permettaient seuls (avec la charité) de réduire les disparités, croyez-moi, nous le saurions !
Wal Fadjri : Qu’avez-vous réalisé en tant que secrétaire exécutif au Fonds mondial de solidarité numérique ?
Alain Clerc : Il m’est désagréable de souligner nos réalisations et les succès que nous avons enregistrés. Je me bornerai aux plus évidents. Toutefois, avant de les évoquer, permettez-moi de situer notre action. Le Fonds mondial intervient au moment où l’aide internationale diminue fortement. Reportez-vous aux données du Comité pour le développement de l’Ocde. Alors que l’aide internationale devait augmenter de près de 50 milliards de dollars par année pour atteindre les Objectifs du millénaire, elle diminue. Certains pays du Nord ont réduit leur aide de plus de 15 % de 2006 à 2008 et la tendance à la baisse se renforce. Nous avons pensé, en suivant d’ailleurs les propositions du président Jacques Chirac, qu’il fallait dès lors promouvoir de nouveaux mécanismes de financement pour le développement. Le président Chirac a, lui, proposé une taxe sur les billets d’avion. L’idée était judicieuse, pourtant en dépit d’énormes moyens diplomatiques et politiques, la France n’est pas parvenue à entraîner les autres Etats dans cette direction. Le Fsn a, lui, proposé une démarche ambitieuse et triplement gagnante, ‘la contribution de 1% de solidarité numérique’. Elle ne coûte rien aux Etats et aux collectivités publiques qui l’appliquent, elle favorise le développement de l’activité industrielle des entreprises numériques en leur ouvrant de nouveaux marchés et elle répond aux attentes des pays en développement. Qui plus est, elle est universelle, mais comme elle est perçue sur les transactions numériques, elle affecte essentiellement les pays riches qui sont les plus grands consommateurs de produits numériques. Elle profite donc aux pays en développement.
En moins de trois ans, nous sommes parvenus, au terme d’un engagement inimaginable du tout petit Secrétariat que nous sommes, à faire endosser ce principe par plus de 150 chefs d’Etat et de rassembler autour de notre initiative l’ensemble du ‘Groupe des 77 + la Chine’ lors de l’Assemblée générale des Nations Unies de l’année passée. De plus, à travers des projets pilote avec les villes de Genève et de Lausanne, nous avons démontré que cette contribution fonctionnait parfaitement et qu’elle était même positivement ressentie par les entreprises qui devaient la payer ! Rappelons, dans ce même contexte, que le principe du prélèvement du 0,7 % du Pib des pays de l’Ocde pour l’aide publique au développement a été lancé il y a 40 ans à l’initiative du Premier ministre canadien Lester Pearson et qu’il n’est pleinement réalisé à ce jour que par trois ou quatre Etats. A côté de cet engagement couronné de succès sur le plan politique et en dépit de moyens très insuffisants, nous avons consacré plus de 50 % de nos fonds à des projets concrets sur le terrain dans les pays en développement. C’est paradoxalement parce que nous avons réussi que les milieux néo-libéraux se sont déchaînés et tentent, par tous les moyens, de nous vilipender.
‘Le Fsn est désormais l’affaire de tous ses membres. En faire une organisation proprement africaine serait un immense gâchis. D’ailleurs, une majorité d’Etats africains s’y opposeront’.
Wal Fadjri : Le Fonds mondial de solidarité numérique n’est-il pas une initiative africaine ?
Alain Clerc : Le Fsn est certes d’inspiration africaine, mais il résulte d’un accord adopté dans le cadre du Sommet mondial sur la société de l’information (Smsi) et de l’Assemblée générale des Nations Unies. A côté de l’Afrique, il a donc été porté également par les pays d’Asie, d’Amérique latine et de l’Europe. Et comme le Smsi était ouvert aux collectivités locales, à la société civile et au secteur privé, le Fsn est la première organisation internationale qui comprend, à côté des Etats, des représentants de ces différents milieux. Parmi les vingt-six membres fondateurs, onze ne sont pas originaires de l’Afrique. Faut-il aujourd’hui renvoyer ces membres fondateurs ? Faut-il dire aux dizaines d’entreprises internationales qui soutiennent l’idée d’une contribution de solidarité numérique que ce principe doit être abandonné ?
Même si dans le passé, le président Wade fut, à côté notamment des présidents Obasanjo (Nigeria), Bouteflika (Algérie) et Fernandez (République Dominicaine), l’un des chantres du Fsn, il n’en est évidemment pas le propriétaire. Le Fsn est devenu une véritable organisation internationale. Les derniers soutiens reçus l’attestent tout particulièrement. Ils proviennent de tous les pays de l’Oci et de l’Ompi (encore en octobre 2009). Le Fsn est donc désormais l’affaire de tous ses membres. En faire une organisation proprement africaine serait un immense gâchis. D’ailleurs, une majorité d’Etats africains s’y opposeront.
Wal Fadjri : Le transfert du siège du Fonds mondial de solidarité numérique en Afrique serait-il bénéfique ?
Alain Clerc : Cette idée avait été avancée par le président Abdoulaye Wade à Bamako, lors d’une réunion du Conseil de Fondation du Fsn. Il proposait même qu’une nouvelle fondation africaine soit installée dans les bureaux de la présidence de la République du Sénégal. Une majorité d’Etats africains s’y sont fortement et carrément opposés. Et ils avaient évidemment raison. Une fondation strictement africaine n’a aucun sens, car elle n’aura pas les moyens de sa politique. Elle agira tout au plus comme une petite Ong locale. Elle pourra, peut-être, au début, trouver quelques appuis de différentes entreprises tout heureuses de se dédouaner en fournissant quelques poignées de dollars, mais son action restera extrêmement marginale. Elle ne répondra pas aux exigences d’une plus grande justice Nord-Sud. De telles actions avaient été proposées par Alain Madelin et furent aveuglément soutenues par le président Wade au début 2008. Elles ont coûté fort cher et n’ont abouti à strictement aucun résultat.
Wal Fadjri : La dissolution du Fonds mondial de solidarité numérique est-elle une bonne solution ?
Alain Clerc : La dissolution du Fonds en tant que fondation de droit suisse est une idée que le Secrétariat du Fsn a lui-même lancée avec l’appui du Conseil de Fondation lorsque M. Guy-Olivier Segond présidait le Fsn. J’ai œuvré en ce sens de concert avec l’ancien ministre des Affaires étrangères du Sénégal, Cheikh Tidiane Gadio, avec un grand succès puisque cette idée a été reprise par le ‘Groupe pilote sur les financements innovants pour le développement’ qui comprend 55 Etats du Nord et du Sud (voir la Déclaration de Conakry : http://www.leadinggroup.org/rubrique1.html). L’idée défendue avec force par Cheikh Tidiane Gadio visait à mettre, en lieu et place de la fondation de droit suisse, une vraie organisation internationale qui avait l’avantage d’être à la fois plus transparente et plus ouverte à l’ensemble des acteurs intéressés. Cette démarche passait donc par la dissolution du Fsn en tant que fondation de droit suisse.
Wal Fadjri : Avez-vous la conscience tranquille ?
Alain Clerc : Ma conscience personnelle n’est pas en cause. Les succès du Fsn relèvent de l’engagement de tout un groupe de personnes au Secrétariat et en dehors du Secrétariat qui nous ont constamment apporté leur soutien. Nous avons mis en place une dynamique qui a rencontré un immense succès sur le plan mondial. Le président Wade l’a d’ailleurs lui-même constaté. Il fut lui-même un ardent défenseur du Fsn, de la ‘contribution de 1% de solidarité numérique’ et du travail du secrétariat jusqu’au début 2008. A cette époque, il m’adressait encore publiquement ses plus vives félicitations. Tout cela figure dans les rapports du Conseil de Fondation.
J’aimerais également souligner que nous avons rencontré au Sénégal de très nombreuses personnes et personnalités qui, fort heureusement, continuent de nous soutenir. C’est le cas dans toute l’Afrique et sur tous les continents. C’est également l’attitude des représentants de tous les milieux diplomatiques sans exception à Genève avec lesquels nous avons toujours très étroitement travaillé. C’est encore le cas des représentants de la société civile, de nombreuses organisations internationales, en particulier de l’Oif, et du secteur privé. J’ai donc la conscience d’un travail bien fait et j’aimerais saisir cette occasion pour remercier tous ceux qui vont encore se battre pour une société de l’information plus solidaire. C’est indispensable si nous voulons créer les conditions d’une société mondiale plus harmonieuse. Le Secrétariat du Fsn, à travers son engagement, a sans aucun doute participé à cet effort.
Propos recueillis à Genève par El Hadji Gorgui Wade NDOYE (ContinentPremier.Com)