Le centre-ville de Dakar est désormais classé zone interdite aux contestataires. Ainsi en a décidé le ministère de l’Intérieur, qui a publié, le 20 juillet, un arrêté interdisant toute manifestation à caractère politique dans l’espace compris entre l’avenue El Hadji Malick Sy et le Cap Manuel. L’oukase est tombé trois jours avant le sit-in prévu, place de l’Indépendance, par le Mouvement du 23 juin (M23). Dans le sillage des grandes manifestations populaires du printemps, cette coalition de la société civile et des partis d’opposition devait exprimer une nouvelle fois, par ce rassemblement estival, son refus de voir le président sénégalais, Abdoulaye Wade, briguer un troisième mandat au mépris de la Constitution. Par souci « d’apaisement et de responsabilité face au contexte tendu », dixit Alioune Tine, un des dirigeants du M23, les manifestants se sont résignés à un « repli tactique », délocalisant leur rassemblement place de l’Obélisque.
Malgré la canicule, la place s’est avérée trop exiguë pour contenir la marée humaine venue protester contre les dérives autoritaires et la corruption du régime Wade. Le bras de fer politique et social dont le Sénégal est, depuis plusieurs mois, le théâtre ressemble à une guerre de positions pour l’occupation de l’espace public. Le 23 juillet, c’est sous la protection d’un imposant dispositif policier que le camp libéral a investi la Voie de dégagement Nord pour exprimer son soutien au président sénégalais, candidat à sa propre succession en 2012.
Dès le mois de mars, galvanisés par les soulèvements tunisien et égyptien, les jeunes Dakarois avaient déferlé place de l’Indépendance, dénonçant la vie chère, les coupures d’eau et d’électricité, le chômage, les libertés prises par le camp présidentiel avec la Constitution et les principes démocratiques. Les projets de succession dynastique de Wade, plus que tout, ont attisé leur rejet du pouvoir en place. Fin juin, la révision constitutionnelle imaginée par le cercle présidentiel a fini d’exaspérer les Sénégalais. Abdoulaye Wade entendait se faire réélire dans le cadre d’un « ticket » avec seulement 25 % des voix. Pour imposer son ministre de fils, Karim Wade, surnommé « Monsieur 15 % » par une rue qui soupçonne cet ancien cadre de la banque d’affaires UBS Warburg de corruption. Le 22 juin, dans la grande salle du centre Daniel-Brottier, alors que prend corps la convergence entre la société civile et la coalition d’opposition Bennoo Siggil Senegaal, un cri retentit : « Allons manifester dans la rue ! » L’appel, lancé par les jeunes du mouvement Y en a marre, est entendu. Les contestataires se dirigent place de l’Indépendance, où les policiers les attendent de pied ferme. Des affrontements éclatent. Le rappeur Thiat, l’un des fondateurs de Y en a marre, figure de la rébellion anti-Wade, est brutalisé, avant d’être jeté dans un fourgon de police. Le 25 juillet, l’artiste est de nouveau interpellé par la brigade des affaires générales. Son crime ? Avoir mentionné l’âge du président, en évoquant, lors d’un meeting, un « vieux menteur de quatre-vingt-dix ans ». Entre-temps, le clan présidentiel a renoncé à sa révision constitutionnelle. Mais pas à une nouvelle candidature d’Abdoulaye Wade.
Interdite aux manifestants, la place de l’Indépendance a replongé dans la routine. Les Klaxon des taxis semblent fustiger l’indiscipline des « Ndiaga Ndiaye », les bus inter- urbains. À l’ombre des hauts édifices abritant les sièges de banques, de compagnies d’assurances, d’agences de voyages, de compagnies aériennes, le ballet des employés, des flâneurs et des vendeurs à la sauvette a repris. Aux abords du luxueux hôtel Teranga, les petits talibés mendient, tapotant sur les grandes boîtes de conserve suspendues à leur cou. Au milieu des jardins, l’eau ne semble jamais devoir jaillir de la fontaine bleue surmontée de lions dorés. Symbole du nouveau Dakar, l’ex-place Protet – du nom d’un gouverneur colonial – est vite devenue le réceptacle des aspirations et des colères populaires. En 1968, les étudiants y avaient convergé dans d’imposants rassemblements. Une décennie plus tôt, le 26 août 1958, le général de Gaulle s’était adressé à la jeunesse sénégalaise, sur cette vaste esplanade, en des termes restés mémorables. Arrivé de Conakry, d’où il avait été éconduit par l’indépendantiste Sékou Touré, le président français n’avait pas trouvé meilleur accueil à Dakar, où la foule avait conspué sa proposition de « communauté franco-africaine ». Boudé par le chef du gouvernement, Mamadou Dia, parti en Suisse pour une opportune cure de repos, comme par Léopold Sédar Senghor, en vacances en Normandie, le général de Gaulle a pris la parole sous les cris et les sifflets. « Je vois, avait-il lancé, ironique, que Dakar est une ville vivante et vibrante… » Avant de mettre les indépendantistes au défi : « Je veux dire un mot d’abord aux porteurs de pancartes. Je veux leur dire ceci : s’ils veulent l’indépendance, qu’ils la prennent le 29 septembre (date du référendum convoqué la veille – NDLR). Mais s’ils ne la prennent pas, alors qu’ils sachent que la France leur propose la communauté franco-africaine… » En 1958, les porteurs de pancartes de Dakar rêvaient d’émancipation. Un demi-siècle plus tard, leurs petits-enfants, place de l’Indépendance, restent épris de liberté et de justice sociale.
Rosa Moussaoui humanite.fr
Malgré la canicule, la place s’est avérée trop exiguë pour contenir la marée humaine venue protester contre les dérives autoritaires et la corruption du régime Wade. Le bras de fer politique et social dont le Sénégal est, depuis plusieurs mois, le théâtre ressemble à une guerre de positions pour l’occupation de l’espace public. Le 23 juillet, c’est sous la protection d’un imposant dispositif policier que le camp libéral a investi la Voie de dégagement Nord pour exprimer son soutien au président sénégalais, candidat à sa propre succession en 2012.
Dès le mois de mars, galvanisés par les soulèvements tunisien et égyptien, les jeunes Dakarois avaient déferlé place de l’Indépendance, dénonçant la vie chère, les coupures d’eau et d’électricité, le chômage, les libertés prises par le camp présidentiel avec la Constitution et les principes démocratiques. Les projets de succession dynastique de Wade, plus que tout, ont attisé leur rejet du pouvoir en place. Fin juin, la révision constitutionnelle imaginée par le cercle présidentiel a fini d’exaspérer les Sénégalais. Abdoulaye Wade entendait se faire réélire dans le cadre d’un « ticket » avec seulement 25 % des voix. Pour imposer son ministre de fils, Karim Wade, surnommé « Monsieur 15 % » par une rue qui soupçonne cet ancien cadre de la banque d’affaires UBS Warburg de corruption. Le 22 juin, dans la grande salle du centre Daniel-Brottier, alors que prend corps la convergence entre la société civile et la coalition d’opposition Bennoo Siggil Senegaal, un cri retentit : « Allons manifester dans la rue ! » L’appel, lancé par les jeunes du mouvement Y en a marre, est entendu. Les contestataires se dirigent place de l’Indépendance, où les policiers les attendent de pied ferme. Des affrontements éclatent. Le rappeur Thiat, l’un des fondateurs de Y en a marre, figure de la rébellion anti-Wade, est brutalisé, avant d’être jeté dans un fourgon de police. Le 25 juillet, l’artiste est de nouveau interpellé par la brigade des affaires générales. Son crime ? Avoir mentionné l’âge du président, en évoquant, lors d’un meeting, un « vieux menteur de quatre-vingt-dix ans ». Entre-temps, le clan présidentiel a renoncé à sa révision constitutionnelle. Mais pas à une nouvelle candidature d’Abdoulaye Wade.
Interdite aux manifestants, la place de l’Indépendance a replongé dans la routine. Les Klaxon des taxis semblent fustiger l’indiscipline des « Ndiaga Ndiaye », les bus inter- urbains. À l’ombre des hauts édifices abritant les sièges de banques, de compagnies d’assurances, d’agences de voyages, de compagnies aériennes, le ballet des employés, des flâneurs et des vendeurs à la sauvette a repris. Aux abords du luxueux hôtel Teranga, les petits talibés mendient, tapotant sur les grandes boîtes de conserve suspendues à leur cou. Au milieu des jardins, l’eau ne semble jamais devoir jaillir de la fontaine bleue surmontée de lions dorés. Symbole du nouveau Dakar, l’ex-place Protet – du nom d’un gouverneur colonial – est vite devenue le réceptacle des aspirations et des colères populaires. En 1968, les étudiants y avaient convergé dans d’imposants rassemblements. Une décennie plus tôt, le 26 août 1958, le général de Gaulle s’était adressé à la jeunesse sénégalaise, sur cette vaste esplanade, en des termes restés mémorables. Arrivé de Conakry, d’où il avait été éconduit par l’indépendantiste Sékou Touré, le président français n’avait pas trouvé meilleur accueil à Dakar, où la foule avait conspué sa proposition de « communauté franco-africaine ». Boudé par le chef du gouvernement, Mamadou Dia, parti en Suisse pour une opportune cure de repos, comme par Léopold Sédar Senghor, en vacances en Normandie, le général de Gaulle a pris la parole sous les cris et les sifflets. « Je vois, avait-il lancé, ironique, que Dakar est une ville vivante et vibrante… » Avant de mettre les indépendantistes au défi : « Je veux dire un mot d’abord aux porteurs de pancartes. Je veux leur dire ceci : s’ils veulent l’indépendance, qu’ils la prennent le 29 septembre (date du référendum convoqué la veille – NDLR). Mais s’ils ne la prennent pas, alors qu’ils sachent que la France leur propose la communauté franco-africaine… » En 1958, les porteurs de pancartes de Dakar rêvaient d’émancipation. Un demi-siècle plus tard, leurs petits-enfants, place de l’Indépendance, restent épris de liberté et de justice sociale.
Rosa Moussaoui humanite.fr