Il faut retrouver Modou. Le gamin a sauté du Tremplin, un centre de réinsertion sociale créé par Village Pilote (1) et planté près du lac Rose, à quarante kilomètres de Dakar. L'ONG franco-sénégalaise tente d'arracher les enfants à l'asphalte défoncé des rues de Dakar. Après deux semaines d'initiation à la culture maraîchère, Modou est reparti à la ville le temps de la Tabaski, la fête de l'Aïd el-Kebir au Sénégal. Il n'a pas caché ses motivations : voler, chaparder quelques portables, puis regagner le Tremplin les oreilles basses et lâcher la rue pour toujours. Une ultime maraude avant le salut. Mais Modou n'est pas revenu. Il faut le retrouver avant que Dakar ne le digère à jamais.
La capitale sénégalaise n'en finit pas de manger ses enfants. Ils sont sept mille, âgés de 4 à 25 ans, à sillonner le chaos urbain en bande, pour augmenter leurs chances de survie. Ils mendient, vivent de rapines et de petits boulots. Les petits sont croqués par les grands (viols, tabassages...), les grands sont dévorés par la drogue (le guinz). Depuis les sécheresses des années 1970, la brousse se vide et la presqu'île de Dakar aspire les espoirs dans son cul-de-sac en forme de mirage avant de vomir les désillusions. Sa population a quadruplé en vingt ans. Elle s'affaisse sous le poids de la promiscuité. La misère libère dans la rue des centaines d'enfants en rupture familiale. D'autres ont été confiés par leurs parents à des marabouts qui s'installent à Dakar pour y créer un daara (école coranique). Crédules, libérées d'une bouche à nourrir, les familles livrent leurs enfants pour qu'ils deviennent des hommes justes et humbles. Souvent, ils ne deviennent rien du tout. De 5 heures du matin à 11 heures du soir, ces talibés mendient pour rapporter à leur marabout la somme qui leur garantit un toit pour la nuit. Partout on les voit, déguenillés, picorant de maison en maison dans une sorte de Halloween perpétuel et désespéré. « Si le gamin ne ramène pas la somme voulue, il est savaté sévère, raconte Loïc Tréguy, Breton, rugbyman aux yeux clairs et cofondateur de Village Pilote. Alors, il fugue. S'il est repris, ça va jusqu'à la torture. L'enfant finit à la rue, où il risque le viol, le lynchage, la drogue... Dans la brousse, la famille n'est jamais au courant. » Sous couvert de religion, le business des daaras peut être lucratif : « Avec cinquante enfants, un marabout peut gagner jusqu'à 100 000 francs CFA par jour, la belle vie à Dakar », explique Yélimané Fall, responsable des relations de l'ONG avec les daaras.
“Certains parents sont sans nouvelles,
ils croient leur enfant mort, ils ont
déjà fait les cérémonies rituelles. Quand tu
arrives avec l'enfant, les mères s'évanouissent...”
Il faut retrouver Modou. A Pikine, en banlieue, dans le Refuge, centre d'hébergement de Village Pilote qui recueille les petits de 3 à 15 ans, l'ONG a prévu une sortie, ce soir, pour récupérer le gamin. La douzaine d'animateurs sénégalais s'occupe d'une volée de vingt-cinq enfants qui s'égaillent dans la cour. Dehors, près de la mosquée, certains jouent au rugby (une idée de Loïc) dans les éclats de sable et de sueur. D'autres vont arroser le lopin de terre prêté par un voisin, où poussent salades, carottes et autres trucs bons pour la santé. Dans les locaux, sol en béton, murs nus, hormis quelques dessins d'enfants, et au plafond un ventilateur qui tourne depuis trois présidences sénégalaises. Sur une affiche, les droits de l'enfant, comme un aide-mémoire en territoire hostile : droit à l'égalité, à la santé, à une famille... Selon les jours, on dessine, on fait du théâtre (thèmes : la violence, la drogue, les enlèvements...), on apprend à lire et à écrire. L'association favorise le retour des enfants chez eux et diligente des enquêtes biographiques et migratoires. Cofondateur de l'ONG, Chérif Ndiaye parcourt des centaines de kilomètres pour les ramener, parfois jusqu'en Guinée-Bissau : « Certains parents sont sans nouvelles, ils croient leur enfant mort, ils ont déjà fait les cérémonies rituelles depuis longtemps. Quand tu arrives avec l'enfant, les mères s'évanouissent... »
La capitale sénégalaise n'en finit pas de manger ses enfants. Ils sont sept mille, âgés de 4 à 25 ans, à sillonner le chaos urbain en bande, pour augmenter leurs chances de survie. Ils mendient, vivent de rapines et de petits boulots. Les petits sont croqués par les grands (viols, tabassages...), les grands sont dévorés par la drogue (le guinz). Depuis les sécheresses des années 1970, la brousse se vide et la presqu'île de Dakar aspire les espoirs dans son cul-de-sac en forme de mirage avant de vomir les désillusions. Sa population a quadruplé en vingt ans. Elle s'affaisse sous le poids de la promiscuité. La misère libère dans la rue des centaines d'enfants en rupture familiale. D'autres ont été confiés par leurs parents à des marabouts qui s'installent à Dakar pour y créer un daara (école coranique). Crédules, libérées d'une bouche à nourrir, les familles livrent leurs enfants pour qu'ils deviennent des hommes justes et humbles. Souvent, ils ne deviennent rien du tout. De 5 heures du matin à 11 heures du soir, ces talibés mendient pour rapporter à leur marabout la somme qui leur garantit un toit pour la nuit. Partout on les voit, déguenillés, picorant de maison en maison dans une sorte de Halloween perpétuel et désespéré. « Si le gamin ne ramène pas la somme voulue, il est savaté sévère, raconte Loïc Tréguy, Breton, rugbyman aux yeux clairs et cofondateur de Village Pilote. Alors, il fugue. S'il est repris, ça va jusqu'à la torture. L'enfant finit à la rue, où il risque le viol, le lynchage, la drogue... Dans la brousse, la famille n'est jamais au courant. » Sous couvert de religion, le business des daaras peut être lucratif : « Avec cinquante enfants, un marabout peut gagner jusqu'à 100 000 francs CFA par jour, la belle vie à Dakar », explique Yélimané Fall, responsable des relations de l'ONG avec les daaras.
“Certains parents sont sans nouvelles,
ils croient leur enfant mort, ils ont
déjà fait les cérémonies rituelles. Quand tu
arrives avec l'enfant, les mères s'évanouissent...”
Il faut retrouver Modou. A Pikine, en banlieue, dans le Refuge, centre d'hébergement de Village Pilote qui recueille les petits de 3 à 15 ans, l'ONG a prévu une sortie, ce soir, pour récupérer le gamin. La douzaine d'animateurs sénégalais s'occupe d'une volée de vingt-cinq enfants qui s'égaillent dans la cour. Dehors, près de la mosquée, certains jouent au rugby (une idée de Loïc) dans les éclats de sable et de sueur. D'autres vont arroser le lopin de terre prêté par un voisin, où poussent salades, carottes et autres trucs bons pour la santé. Dans les locaux, sol en béton, murs nus, hormis quelques dessins d'enfants, et au plafond un ventilateur qui tourne depuis trois présidences sénégalaises. Sur une affiche, les droits de l'enfant, comme un aide-mémoire en territoire hostile : droit à l'égalité, à la santé, à une famille... Selon les jours, on dessine, on fait du théâtre (thèmes : la violence, la drogue, les enlèvements...), on apprend à lire et à écrire. L'association favorise le retour des enfants chez eux et diligente des enquêtes biographiques et migratoires. Cofondateur de l'ONG, Chérif Ndiaye parcourt des centaines de kilomètres pour les ramener, parfois jusqu'en Guinée-Bissau : « Certains parents sont sans nouvelles, ils croient leur enfant mort, ils ont déjà fait les cérémonies rituelles depuis longtemps. Quand tu arrives avec l'enfant, les mères s'évanouissent... »
Midi. Joséphine Ndiaye, responsable du Refuge, organise une sortie à pied pour aller au contact des enfants errants. Il faut remonter la voie de chemin de fer, grimper sur un talus, longer l'autoroute qui relie Dakar à sa banlieue. Les bagnoles pétaradent. Le soleil brûle. Cheikh, l'infirmier, porte un sac à dos ; Joséphine, une trousse de premiers secours. Tout autour, un décor glauque de parpaings, un enchevêtrement de constructions aussi vagues que les terrains qui les entourent, et, sur le sol, des millions de détritus, canettes, bouteilles et sacs en plastique, poules ou chèvres mortes.
Sous un pont, ils sont trois. L'un fait sa lessive. D'habitude, ils sont une vingtaine à survivre ici. « Il y a eu une rafle de la police », explique Ibrahim, 19 ans, dont quatre passés dans la rue. Il raconte la rafle, les cris, et depuis, le silence, la peur et les nuits dehors, les abus sexuels. A côté de lui, « Pape Diouf », 18 ans, trois sur le bitume, gueule tordue, écoute Joséphine sans la regarder. « C'est le destin qui m'a mis dans la rue et c'est lui qui m'en sortira », dit-il. Ils sont tous originaires de villages lointains, ils ont tous été envoyés au daara, ils ont tous fugué. Joséphine fronce les sourcils. Elle reconnaît Ehadim, 18 ans, visage dur, vieux, usé avant l'heure. Il est passé par le Tremplin, il avait un travail, mais il a volé des ordinateurs et est aujourd'hui recherché par la police. Joséphine est en colère : « Tu avais ta chance, tu l'as laissée tomber, tu avais le choix. » Ehadim sourit. Il sort de sa poche une pâte rose qu'il se met à mâcher. Une odeur d'essence sort de sa bouche. C'est le guinz, du diluant à base de cellulose pour peinture. « Ça donne des sensations », dit Ehadim. « C'est pour oublier », corrige son pote. Il est temps de partir. « Ceux-là sont fichus », murmure Joséphine. Cheikh ne dit rien. On rentre.
“Au début, je pleurais tous les jours. Je vois
ce qui me sépare d'eux, la maltraitance,
ces abus sexuels. Je ne supporte pas de
penser à ce que ces enfants ont subi.”
Joséphine, de Village Pilote
« Au début, je pleurais tous les jours, raconte Joséphine. Je vois ce qui me sépare d'eux, la maltraitance, ces abus sexuels. Je ne supporte pas de penser à ce que ces enfants ont subi. » Au Refuge, c'est l'heure de la douche. L'eau ruisselle. Des enfants attendent leur tour. Dans des bassines grises, les animateurs Sophie, Sidy, Cheikh savonnent, épongent. Un garçonnet de 4 ans se fait soigner des plaies : la gale. Matar, le plus ancien des gamins du Refuge, se rhabille. Il est là depuis plus d'un an, sa photo est passée trente fois à la télé : impossible de retrouver ses parents. L'animateur Ibrahima lui a donné une date d'anniversaire. L'école la réclamait. Officiellement, Matar fête donc aujourd'hui ses 7 ans. Le soleil est tombé. Les enfants s'entassent sur des nattes dans une salle minuscule. Il est l'heure de partir chercher Modou.
Mamadou, Cheikh et Tidiane Diallo, un géant à la voix douce, se frayent un chemin en 4 x 4 dans le labyrinthe sec et sableux des rues de Dakar, à travers les cohortes de « ndiaga-ndiaye », minibus colorés, de charrettes tirées par des ânes, d'étals de pastèques, de chariots de poissons, de taxis jaune et noir. Un panneau cabossé comme un arbre mort : « Les droits des enfants menacés par la détérioration des conditions de la vie. »
Premier arrêt à la Patte d'oie, un nœud routier. Des silhouettes surgissent d'un terrain vague où pourrissent des carcasses de camions Renault. Fantômes en guenilles. Ils sont vingt, trente. Ils titubent, les yeux exorbités. Le parfum de térébenthine envahit tout l'espace. Certains n'ont pas 10 ans. Ils s'approchent tout près, collent les animateurs. Tidiane Diallo serre les mains, plaisante. Mamadou sélectionne les blessés. Cheikh installe la boîte à pharmacie sur le capot et s'éclaire à la lampe de poche. Le premier qui se présente soulève son tee-shirt Houston Rockets NBA 1994 et dévoile une longue estafilade qui lui traverse le torse. Coup de couteau. Désinfectant, crème cicatrisante, pansement. Cheikh soigne, en silence. Mamadou note noms, âges et blessures. Un pouce infecté jusqu'à l'os. Un coup sur le crâne. Tidiane Diallo parle de Village Pilote, de l'insertion professionnelle, du travail au Tremplin. Les ombres écoutent, l'oeil vide. En arrière-plan, un type danse seul au ralenti. « Sur vingt qui écoutent, trois se souviendront de quelque chose demain, dit Diallo. Ces trois-là m'intéressent. » Le 4 x 4 reprend sa route dans le capharnaüm de la ville. Les animateurs se lavent les mains à l'eau de Javel dans un petit seau.
“Moi, ce qui m'a manqué, c'est l'amour d'une
maman, je sais que je suis tout en bas,
mais je vous jure que je vais pas finir
comme ça.” Issah, 25 ans
Nouvel arrêt à la médina Reubeuss. D'autres ombres encerclent le 4 x 4. Modou n'est pas là non plus. Comment trouver un garçon dans une ville de deux millions d'habitants ? Un type décharné avance vers le 4 x 4, il tremble sous une couverture. Il fait 30 °C. « Tuberculose, résume Tidiane Diallo, nous n'avons pas de structure médicale pour nous occuper de lui. Le Samu social doit venir le prendre. » Issah s'approche, il a 25 ans, dix dans la rue, casquette blanche, gueule cassée, il bouge comme une marionnette déglinguée. A chaque instant, on a l'impression qu'il va sortir un couteau et frapper au hasard, au lieu de quoi il nous saisit par les épaules : « La famille, il n'y a que ça d'important. Moi, ce qui m'a manqué, c'est l'amour d'une maman, je sais que je suis tout en bas, mais je vous jure que je vais pas finir comme ça. » Issah, resté trop longtemps dans la rue, a peu de chances de s'en sortir.
Sous un pont, ils sont trois. L'un fait sa lessive. D'habitude, ils sont une vingtaine à survivre ici. « Il y a eu une rafle de la police », explique Ibrahim, 19 ans, dont quatre passés dans la rue. Il raconte la rafle, les cris, et depuis, le silence, la peur et les nuits dehors, les abus sexuels. A côté de lui, « Pape Diouf », 18 ans, trois sur le bitume, gueule tordue, écoute Joséphine sans la regarder. « C'est le destin qui m'a mis dans la rue et c'est lui qui m'en sortira », dit-il. Ils sont tous originaires de villages lointains, ils ont tous été envoyés au daara, ils ont tous fugué. Joséphine fronce les sourcils. Elle reconnaît Ehadim, 18 ans, visage dur, vieux, usé avant l'heure. Il est passé par le Tremplin, il avait un travail, mais il a volé des ordinateurs et est aujourd'hui recherché par la police. Joséphine est en colère : « Tu avais ta chance, tu l'as laissée tomber, tu avais le choix. » Ehadim sourit. Il sort de sa poche une pâte rose qu'il se met à mâcher. Une odeur d'essence sort de sa bouche. C'est le guinz, du diluant à base de cellulose pour peinture. « Ça donne des sensations », dit Ehadim. « C'est pour oublier », corrige son pote. Il est temps de partir. « Ceux-là sont fichus », murmure Joséphine. Cheikh ne dit rien. On rentre.
“Au début, je pleurais tous les jours. Je vois
ce qui me sépare d'eux, la maltraitance,
ces abus sexuels. Je ne supporte pas de
penser à ce que ces enfants ont subi.”
Joséphine, de Village Pilote
« Au début, je pleurais tous les jours, raconte Joséphine. Je vois ce qui me sépare d'eux, la maltraitance, ces abus sexuels. Je ne supporte pas de penser à ce que ces enfants ont subi. » Au Refuge, c'est l'heure de la douche. L'eau ruisselle. Des enfants attendent leur tour. Dans des bassines grises, les animateurs Sophie, Sidy, Cheikh savonnent, épongent. Un garçonnet de 4 ans se fait soigner des plaies : la gale. Matar, le plus ancien des gamins du Refuge, se rhabille. Il est là depuis plus d'un an, sa photo est passée trente fois à la télé : impossible de retrouver ses parents. L'animateur Ibrahima lui a donné une date d'anniversaire. L'école la réclamait. Officiellement, Matar fête donc aujourd'hui ses 7 ans. Le soleil est tombé. Les enfants s'entassent sur des nattes dans une salle minuscule. Il est l'heure de partir chercher Modou.
Mamadou, Cheikh et Tidiane Diallo, un géant à la voix douce, se frayent un chemin en 4 x 4 dans le labyrinthe sec et sableux des rues de Dakar, à travers les cohortes de « ndiaga-ndiaye », minibus colorés, de charrettes tirées par des ânes, d'étals de pastèques, de chariots de poissons, de taxis jaune et noir. Un panneau cabossé comme un arbre mort : « Les droits des enfants menacés par la détérioration des conditions de la vie. »
Premier arrêt à la Patte d'oie, un nœud routier. Des silhouettes surgissent d'un terrain vague où pourrissent des carcasses de camions Renault. Fantômes en guenilles. Ils sont vingt, trente. Ils titubent, les yeux exorbités. Le parfum de térébenthine envahit tout l'espace. Certains n'ont pas 10 ans. Ils s'approchent tout près, collent les animateurs. Tidiane Diallo serre les mains, plaisante. Mamadou sélectionne les blessés. Cheikh installe la boîte à pharmacie sur le capot et s'éclaire à la lampe de poche. Le premier qui se présente soulève son tee-shirt Houston Rockets NBA 1994 et dévoile une longue estafilade qui lui traverse le torse. Coup de couteau. Désinfectant, crème cicatrisante, pansement. Cheikh soigne, en silence. Mamadou note noms, âges et blessures. Un pouce infecté jusqu'à l'os. Un coup sur le crâne. Tidiane Diallo parle de Village Pilote, de l'insertion professionnelle, du travail au Tremplin. Les ombres écoutent, l'oeil vide. En arrière-plan, un type danse seul au ralenti. « Sur vingt qui écoutent, trois se souviendront de quelque chose demain, dit Diallo. Ces trois-là m'intéressent. » Le 4 x 4 reprend sa route dans le capharnaüm de la ville. Les animateurs se lavent les mains à l'eau de Javel dans un petit seau.
“Moi, ce qui m'a manqué, c'est l'amour d'une
maman, je sais que je suis tout en bas,
mais je vous jure que je vais pas finir
comme ça.” Issah, 25 ans
Nouvel arrêt à la médina Reubeuss. D'autres ombres encerclent le 4 x 4. Modou n'est pas là non plus. Comment trouver un garçon dans une ville de deux millions d'habitants ? Un type décharné avance vers le 4 x 4, il tremble sous une couverture. Il fait 30 °C. « Tuberculose, résume Tidiane Diallo, nous n'avons pas de structure médicale pour nous occuper de lui. Le Samu social doit venir le prendre. » Issah s'approche, il a 25 ans, dix dans la rue, casquette blanche, gueule cassée, il bouge comme une marionnette déglinguée. A chaque instant, on a l'impression qu'il va sortir un couteau et frapper au hasard, au lieu de quoi il nous saisit par les épaules : « La famille, il n'y a que ça d'important. Moi, ce qui m'a manqué, c'est l'amour d'une maman, je sais que je suis tout en bas, mais je vous jure que je vais pas finir comme ça. » Issah, resté trop longtemps dans la rue, a peu de chances de s'en sortir.
Sur deux enfants passés au Refuge, un retombe dans la rue et s'y noie. Au Tremplin, les jeunes apprennent un métier et se reconstruisent : « Là-bas, ils recherchent la sécurité maternelle qu'ils n'ont jamais eue, raconte Faty Diop, responsable de l'insertion professionnelle. Après dix ans dans la rue, ce sont des guerriers, et quand ils arrivent au Tremplin, ils sont fragiles, capables de s'ouvrir une petite plaie pour qu'on s'occupe d'eux davantage. » Pendant deux ans, les jeunes du Tremplin prennent leur élan aux côtés des animateurs, ils apprennent la maçonnerie, façonnent les briques avec lesquelles ils construisent leur salle de classe, le dortoir ; ils cultivent un jardin de 4 hectares, mangent les fruits et légumes de leur production. Ils réapprennent les règles de la vie sociale, de la vie tout court, tout ce qu'ils ont dû effacer, annihiler pour survivre dans la jungle urbaine.
Minuit. Direction le marché Sandaga, l'un des plus courus de la ville. La zone qui vibrionne en plein jour est éteinte. Des gamins de 10-11 ans dorment sur les étals en bois du marché, ils sont empilés les uns sur les autres, un radeau de la méduse de corps enchevêtrés dans un même sommeil de plomb, indifférents à la lumière des lampadaires, aux bruits des voitures, aux dangers qui menacent. Tidiane Diallo et Mamadou scannent la scène et réveillent le plus âgé de tous, en haillons. C'est Modou. Il ouvre les yeux. Il ne dit pas un mot et grimpe dans le 4 x 4 dans lequel il se rendort aussitôt. Ce soir, il dormira au Refuge. Demain, au Tremplin.
Il y retrouvera le calme de la campagne à flanc de dune, la grande maison rouge, la salle de classe. Il croisera père Sagna, un type un peu illuminé, mais dont la lumière réchauffe, qui parle six langues, fait 13 kilomètres à pied pour venir au Tremplin. Père Sagna lui enseignera les vertus du gingembre, qui régénère le sang, du nonei, dont les fruits jaunes fermentés donnent une liqueur fortifiante, il lui apprendra que la manja purifie l'eau et lutte contre le diabète, que les arbres sont comme les poils à la surface de la peau, qui protègent la terre de l'évaporation, de l'érosion, il lui prouvera qu'une branche coupée peut repousser et donner des fruits. Dans dix ans, Modou sera peut-être agriculteur, marié, il aura des enfants, et il repensera peut-être à cette soirée ordinaire dans la crasse de Dakar, à ce réveil brutal, à Tidiane Diallo qui l'attrape par le col et le sort de l'étal pour lui donner un destin.
Nicolas Delesalle
Télérama n° 3179-3180
Minuit. Direction le marché Sandaga, l'un des plus courus de la ville. La zone qui vibrionne en plein jour est éteinte. Des gamins de 10-11 ans dorment sur les étals en bois du marché, ils sont empilés les uns sur les autres, un radeau de la méduse de corps enchevêtrés dans un même sommeil de plomb, indifférents à la lumière des lampadaires, aux bruits des voitures, aux dangers qui menacent. Tidiane Diallo et Mamadou scannent la scène et réveillent le plus âgé de tous, en haillons. C'est Modou. Il ouvre les yeux. Il ne dit pas un mot et grimpe dans le 4 x 4 dans lequel il se rendort aussitôt. Ce soir, il dormira au Refuge. Demain, au Tremplin.
Il y retrouvera le calme de la campagne à flanc de dune, la grande maison rouge, la salle de classe. Il croisera père Sagna, un type un peu illuminé, mais dont la lumière réchauffe, qui parle six langues, fait 13 kilomètres à pied pour venir au Tremplin. Père Sagna lui enseignera les vertus du gingembre, qui régénère le sang, du nonei, dont les fruits jaunes fermentés donnent une liqueur fortifiante, il lui apprendra que la manja purifie l'eau et lutte contre le diabète, que les arbres sont comme les poils à la surface de la peau, qui protègent la terre de l'évaporation, de l'érosion, il lui prouvera qu'une branche coupée peut repousser et donner des fruits. Dans dix ans, Modou sera peut-être agriculteur, marié, il aura des enfants, et il repensera peut-être à cette soirée ordinaire dans la crasse de Dakar, à ce réveil brutal, à Tidiane Diallo qui l'attrape par le col et le sort de l'étal pour lui donner un destin.
Nicolas Delesalle
Télérama n° 3179-3180