« Guillaume Soro » n’est pas habitué à recevoir des visites aussi impromptues. Le jeune Sénégalais ne se démonte pas pour autant. Allongé sur un fin matelas en mousse jaune, il invite le journaliste à s’asseoir à ses côtés. Soro est bien installé. D’une constitution solide, bien campé sur ses avants-bras, le fils de paysans qui a lui même labouré la terre, paraît prêt à affronter les périls de ce monde.
« Guillaume Soro » n’est pas son vrai nom. Juste un surnom donné à Madické, étudiant en première année à Cheikh Anta Diop, l’université de Dakar.
« Comme je suis l’un de ceux qui mettent de l’ambiance, l’on m’a surnommé Soro. Ici, on avait même un Gbagbo. Mais on a fini par l’expulser », plaisante Madické, qui révise ses examens d’espagnol.
Sa situation matérielle est des plus précaires. Pour tout bien, il possède son fin matelas en mousse jaune et un sac de sport où sont rangées ses maigres possessions. Le sac lui sert aussi d’oreiller. A côté de sa paillasse, des dizaines d’autres matelas sont alignés dans un hall ouvert aux quatre vents.
Près de chaque matelas, une valise et une paire de chaussures. L’essentiel des biens de ces étudiants en première année. Un petit réchaud à gaz sert à préparer l’ataya, le thé à la sénégalaise. De petits verres soigneusement alignés autour du réchaud, le lieu de convivialité autour duquel les étudiants se retrouvent pour refaire le monde…en espagnol.
« Nous n’avons pas réussi à obtenir des chambres d’étudiants, alors nous dormons comme ça, à même le sol. On s’est cotisé pour acheter des bâches afin de se protéger de la pluie. La nuit, nous sommes dévorés par les moustiques », lâche un de ces « goorgoorlu », débrouillards en wolof.
La plupart des « goorgoorlu » qui squattent ce hall de l’université sont, tout comme lui, inscrits au département d’espagnol. Ils s’interpellent, blaguent dans la langue de Cervantès quand ils délaissent le français et le wolof. Pleins d’humour, ils ont rebaptisé leur coin de ciment le « hall du bonheur ». Un pan de bâtiment dans le campus de Cheikh Anta Diop. Au mur du hall, leur manifeste est même inscrit sur un papier scotché : le texte fondateur des « bonheuristes ». Une vue extérieure de logements à l’université de Dakar
Bienvenue chez les bonheuristes
« Nous sommes heureux ici. Nous sommes des bonheuristes. On vient de milieux défavorisés. Mais on finira par s’en sortir. Toutes ces épreuves nous rendent plus forts. On nous avait promis des chambres. Mais ils ont préféré les “louer” à des gens plus fortunés. Je viens de la campagne, de Fatick (région du Sine Saloum, dans l’ouest du Sénégal). J’ai mes animaux là-bas. J’élève des ânes. Mais je ne m’attendais pas à ce que ce soit facile à Dakar. C’est le prix à payer quand on est un enfant de la campagne », m’explique le faux Guillaume Soro, qui sait qu’avant de devenir le Premier ministre de la Côte d’Ivoire, son homonyme a été un puissant syndicaliste étudiant qui n’hésitait pas à employer des méthodes musclées pour faire régner sa loi sur le campus d’Abidjan. Madické doit plus son surnom à son côté « ambianceur », convivial, qu’à son appétit de pouvoir.
Nous conversons en espagnol. Je lui demande : « Où veux-tu aller en Espagne ? » Soro me répond à Valladolid. Pourquoi ? Pour voir la Sagrada Familia. Je lui rappelle que la Sagrada Familia se trouve plutôt à Barcelone. Soro est conscient de ses lacunes en connaissance de la culture espagnole, et pour cause : à Fatick les livres sur l’architecture de Gaudí ne courent pas les rues.
Madické garde une foi impressionnante en sa bonne étoile. Les autres « bonheuristes » de son hall aussi. « Regarde, c’est comme un village. Nous avons même un imam », plaisante l’un d’eux en désignant l’étudiant couché qui dirige la prière de temps à autre.
« D’accord, on dort par terre. Et on a froid la nuit. Mais au moins, nous sommes à proximité des amphithéâtres. Si on dormait loin de la fac, nous ne pourrions pas arriver à temps. Etre sûr d’avoir une place dans l’amphithéâtre. Parfois il faut prendre place dans les amphis dès six heures du matin pour être sûr de pouvoir s’y asseoir. »
A l’étage en dessous de ce bâtiment de l’université, je croise d’autres étudiants squatters. Certains, les plus fortunés, ont installé une petite tente igloo. Mais la plupart dorment à même le sol, sur de petits matelas en mousse. Ils veulent bien parler. Témoigner de leurs conditions de vie particulièrement difficiles. Mais certains refusent d’être pris en photo à visage découvert.
« Je ne veux pas que mes parents découvrent mes conditions de vie. Je ne peux pas leur expliquer. Ils ne comprendraient pas », explique Assane, originaire de Guédiawaye, une banlieue modeste de Dakar.
Assane, près de son modeste matelas en mousse
A cet étage aussi, une « famille » de « goorgoorlu » s’est constituée.
« Nous sommes très solidaires. Lorsque nous partons déjeuner, l’un de nous reste toujours. Il surveille nos affaires, nos valises et nos chaussures », explique l’un des frères d’infortune.
On dort comme on peut
Tous les étudiants de l’université Cheikh Anta Diop ne sont pas logés à pareille enseigne. Mais même les dortoirs sont surpeuplés. « Nous dormons à dix ou quinze par chambre », explique Marie-Noël. « Les dortoirs sont prévus pour trois lits, trois personnes. Mais comment laisser autant de gens sans toit ? Alors on se serre autant que l’on peut », ajoute Aïcha, l’un de ses colocataires.
Des étudiants louent à d’autres jeunes de la fac leur lit pour la nuit.
« Ils dorment une nuit sur le lit. Deux nuit par terre. Ainsi ils arrondissent leurs fins de mois. D’autres étudiants louent leur lit pendant qu’ils sont en cours », confie Lala, une jeune étudiante en droit.
Les conditions de vie sont d’autant plus difficiles que Dakar est souvent frappé par des coupures d’électricité. Des délestages, selon le terme en vigueur au Sénégal. L’université Cheikh Anta Diop a été fondée en 1959. Les dortoirs du campus social ont été prévus pour accueillir 2.500 étudiants. Aujourd’hui, l’université accueille près de 70.000 étudiants.
« L’attribution des logements donne lieu à des distributions de pots de vins. Et même à des bagarres », confie l’un des « bonheuristes », qui s’étonne que l’on puisse trouver de la place pour les étudiants haïtiens mais pas pour les Sénégalais.
« Attention, je ne dis pas qu’il ne faut pas accueillir des Haïtiens (après le séisme à Port-au-Prince, le président Wade a décidé d’octroyer des bourses à des Haïtiens). Je trouve même ça très bien. Mais des Sénégalais comme moi, n’ont ni bourse ni logement. Pourquoi ? Je ne comprends pas. »
Même les amphis, notamment en faculté de Lettres, peuvent se transformer en lieu de pugilat. « Tu arrives à six heures du matin pour être sûr d’avoir une place. Et si tu pars quelques minutes prendre ton petit-déjeuner, à ton retour ton siège est occupé. Alors il faut te battre pour le récupérer », explique Bineta, étudiante en sociologie.
Les syndicats étudiants reconnaissent que la surpopulation de l’université commence à poser problème. « Les chambres sont surpeuplées. L’attribution des logements provoque de vives tensions », admet un syndicaliste. Il n’hésite pas à montrer ses « blessures de guerre ». Les cicatrices qui couvrent ses bras. « Là, c’est un coup de couteau. Ici des coups de machettes », explique avec une certaine fierté Yassa Ballo. Il plaide pourtant pour un « syndicalisme civilisé », où les affrontements politiques entre différentes listes en compétition se règleraient de façon plus pacifique. Même s’il n’a pas l’air convaincu de la venue prochaine de ces temps pacifiques.
Les bonheuristes restent solidaires malgré la galère
A deux pas de là, nous traversons une avenue, celle qui sépare les logements des amphithéâtres : le lieu a été rebaptisé par les étudiants « couloir de la mort ».
« Ce passage est surnommé ainsi car c’est là que les policiers affrontent les étudiants. En cas de lutte, il ne fait pas bon pour les étudiants de s’y retrouver coincés. Même si la violence est présente des deux côtés », explique Cheikh, enseignant et ancien étudiant.
Dans l’amphi, il faut jouer des coudes
Les amphithéâtres de la faculté des Lettres et Sciences humaines sont bondés. Dans l’attente des examens d’espagnol, des étudiants suent à grosses gouttes. Pas seulement à cause de la difficulté des épreuves. La salle d’examens n’est pas climatisée. Les ventilateurs à l’arrêt. Afin de pouvoir s’asseoir, des étudiants ont installé à même le sol des parpaings, des blocs de béton.
La veille des examens, il est parfois difficile de trouver le sommeil. Même les étudiants qui ont trouvé place dans une chambre ne sont pas à l’abri des insomnies. « Beaucoup de membres de confréries (musulmanes) chantent toute la nuit. Personne ne peut rien leur dire, ni les faire taire », regrette l’un d’eux. Un de ses amis s’étonne d’être obligé de slalomer —la nuit— au milieu des corps afin de regagner sa chambre. « Les couloirs sont pleins d’étudiants qui dorment à même le sol. »
« L’université accepte beaucoup plus d’étudiants qu’elle ne peut en accueillir. Normalement, le nombre de place est limité. Mais au Sénégal, il suffit de demander à quelqu’un d’influent d’intercéder en faveur d’un parent qui veut rentrer à l’université. Et tout s’arrange. On ne sait pas dire non », reconnait un agrégé.
Autre cause de cette surpopulation : l’université de Dakar exerce un fort attrait dans toute l’Afrique de l’Ouest. « C’est l’une des facs francophones les plus réputées d’Afrique », souligne Cheikh. Sur le campus, le visiteur croise régulièrement des étudiants marocains, mauritaniens ou ivoiriens. « Nos professeurs sont très bons. D’ailleurs, ils sont souvent absents. Ils sont réclamés dans d’autres pays », souligne Abdel, un étudiant en mathématiques.
Dignité et espoir en l’avenir restent de mise
Le climat à l’université de Dakar n’a rien à voir avec celui qui règne dans certaines universités africaines, notamment au Nigeria où les « Secret cults » (sociétés secrètes) terrorisent fréquemment le corps enseignant et les étudiants. Rien à voir non plus avec d’autres universités du continent où les étudiants se plaignent des magouilles en tout genre : des diplômes qui seraient notamment attribués en échange de faveurs sexuelles. Ce que certains étudiants d’Afrique francophone appellent les MST (Moyennes sexuelles transmissibles)
Même Madické, alias Guillaume Soro, le chef des bonheuristes, l’enfant de Fatick débarqué fraîchement à Dakar, garde le moral :
« D’accord on souffre. Mais on s’amuse bien ici. On reste optimiste. Un jour c’est sûr, quand on sera en deuxième année, tout devrait s’arranger. Un jour, j’aurai un lit. Et une place dans la société. Avec l’espagnol, lâche Madické en regardant vers le ciel. Tout est possible. C’est la langue la plus puissante du monde. »
Pierre Cherruau (slateafrique.com)