Elle préfère qu’on ne donne pas son nom complet.
«Liz, c’est bien.»
Liz, donc, s’est faite toute belle. On la retrouve dans le restaurant d’un quartier privilégié de Nairobi. Elle a des bracelets au poignet. Quand elle parle, elle agite les mains, soulevant sa jolie robe blanc et noir. Il a plu sur son bidonville de Mathare, au nord-est de la capitale. Ses talons sont tout crottés.
«C’était le 31décembre2007.»
Le 27, on avait voté. Comme principaux candidats: le président sortant, Mwai Kibaki, membre de l’ethnie dominante Kikuyu, et Raila Odinga, un Luo, soutenu par les tribus minoritaires du pays. Les résultats sont annoncés le30, avec plusieurs jours de retard. Contrairement aux prévisions, Kibaki est donné vainqueur. Les violences ethniques enflamment le Kenya.
«L’enfer s’est ouvert sur nous.»
Liz est Luo. Sa mère est morte quand elle avait 6ans. Son père quand elle en avait9. Le 31décembre2007, elle en a16.
«Je suis allé rendre visite à ma famille, à Riverside, au nord-ouest de Nairobi. Sur le trajet, il y avait des flammes, des tirs partout.»
Elle montre des petites boules noir et blanc de part et d’autre de son genou.
«On m’a tiré dessus trois fois. J’ai essayé de m’enfuir de la route principale. Je suis tombée sur un groupe de vingt hommes. Ils avaient des machettes, des pierres, des haches. Des armes toutes neuves. Ils m’ont crié dessus. J’ai paniqué. Je ne comprenais pas ce qu’ils disaient. Ils étaient Kikuyus. On m’a frappé très fort, vraiment très fort, à l’arrière de ma tête et je me suis évanouie.»
Puis, plus rien.
«Le lendemain matin, je me suis réveillée. J’étais au bord de la rivière. J’étais nue. Je saignais, et je ne me souvenais de rien.»
Liz se tait, se tord les doigts, soupire.
«Vu d’où venaient les saignements, j’ai compris que j’avais été violée.»
Liz arrive à peine à marcher. Elle ignore par combien de personnes elle a été violée.
«La rue était pleine de corps, les gens pleuraient, on pouvait sentir l’odeur du sang dans l’air.C’était le 1erjanvier2008. La nouvelle année.»
Liz fait partie des centaines de victimes des viols de masse qui se sont déroulés lors des violences postélectorales de2007, interrogées dans le cadre d’un rapport de Human Rights Watch (HRW) rendu public lundi15février, intitulé «I Just Sit and Wait to Die» («En attendant la mort»).
«Instiller la terreur»
Si les morts (au moins mille deux cents) et les déplacés (plus d’un demi-million) sont connus, les viols ont été longtemps passés sous silence. HRW estime qu’au moins neuf cents femmes ont été violées entre décembre2007 et la finde février 2008. Un chiffre qui pourrait être en réalité bien plus élevé.
«Des hommes ont violé des femmes assez âgées pour être leurs grands-mères, des enfants aussi jeunes que 3ans, des femmes enceintes, des femmes qui venaient de mettre un enfant au monde, des mères qui donnaient le sein à leurs enfants», énumère le rapport. La majorité des femmes interrogées ont subi des viols collectifs, par des groupes d’hommes. Souvent par la police, auprès de qui Liz n’a évidemment pas porté plainte.
«Je n’ai parlé à personne de mon viol. Je me mettais à pleurer et crier. Mes frères pensaient que j’étais possédée par le démon. Je suis allée à l’hôpital. J’ai fait un test. C’était positif. J’étais enceinte. Toute ma famille m’a demandé d’avorter car on ne connaissait pas le père. Je n’ai pas pu. J’ai dû quitter ma famille.»
Beaucoup ont été battues, attaquées à la machette par leurs agresseurs. Trente-sept des femmes interrogées par HRW sont tombées enceintes. Trente-neuf ont le sida.
«Le 31août2008, le bébé est né. J’ai essayé de m’enfuir de l’hôpital. Mais je n’y suis pas arrivée. Je l’ai appelé Brooklyn Tili Milano. Brooklyn parce que c’est le quartier de Jay-Z. Tili, c’est le nom d’une huile de cuisine que ma mère adorait. Et Milano parce que c’est la capitale de la mode. Je ne lui ai donné aucun nom ethnique.»
Près de dix ans après les violences, ces centaines (peut être milliers) de femmes souffrent toujours de traumatismes, listés par HRW: sentiment d’insécurité, dépression, état suicidaire, peur des lieux publics, peur des hommes, peur de la police, peur du noir. Nombreuses, comme Liz, ont tout rejeté sur leurs enfants.
«J’ai mis beaucoup de temps à aimer Brooklyn. Je n’avais pas d’argent. J’ai dû me prostituer pendant une année entière pour survivre. J’étais sans espoir. Dès que j’étais malheureuse, je battais Brooklyn. Une fois, en l’étranglant, j’ai failli la tuer. J’ai acheté un rasoir, et je la frappais avec. Elle a toujours des cicatrices.»
En2012, Liz rencontre Jacqueline Mutere, elle aussi victime de viol en2007. En2010, cette travailleuse sociale courageuse a créé une association, Grace Agenda, qui offre des thérapies de groupe aux femmes agressées.
«Ces femmes ont besoin d’assistance, compensation financière et justice pour criminels, déplore-t-elle. Mais aucun homme politique ne met cette question en avant.» Outre le tabou social, le sujet dérange les politiques.Car les viols de masse qui ont suivi les élections ne sont pas le fruit du hasard. Ils ont été perpétrés, rappelle HRW, «afin d’instiller la terreur» dans l’une ou l’autre des communautés. «Une femme m’a raconté que ses agresseurs lui ont dit avant de partir: “N’oublie pas de dire à tes dirigeants qui a fait ça”», appuie Jacqueline Mutere.
Rien pour les victimes de viol
Le gouvernement n’a rien fait, ou presque, pour venir en aide aux victimes. Une commission d’investigation a certes été mise en place, recommandant l’instauration d’un tribunal spécial. Mais celui-ci n’a jamais vu le jour. En mars2015, Uhuru Kenyatta, le chef de l’Etat, a proposé la création d’un fonds de compensation de 10millions de shillings kényans (environ 88000euros). Mais rien de spécifique pour les victimes de viol.
La justice piétine. Si les poursuites pour crimes contre l’humanité visant le président Uhuru Kenyatta, lancées par la Cour pénale Internationale (CPI), ont été abandonnées en décembre2014 faute de preuve, elles pèsent toujours sur son vice-président, William Ruto. Celui-ci a fait un pas de plus vers l’acquittement, remportant le 12février un appel important devant la Cour: la procureuse ne pourra pas utiliser d’anciennes dépositions de témoin malgré leur rétractation.
Les femmes violées entre2007 et2008 tentent petit à petit de se reconstruire. «Nous ne devons pas rester captives de notre traumatisme. Il faut aller de l’avant», insiste Jacqueline Mutere.
Liz a constitué un groupe de femmes dans son bidonville pour faire face aux hommes et parler des problèmes qui les touchent.
«On est vingt, on est fortes. Tous les mecs ont peur de nous!»
Liz rigole. L’avenir n’est plus si sombre. Brooklyn a 7ans. Elle va à l’école.
«Un jour, je lui dirai la vérité. Quand le moment sera le bon.»
Elle a même un compagnon, avec lequel elle a eu un enfant, qui a aujourd’hui 2ans.
«Je suis allée en enfer, et j’en suis revenue.»
Le mariage de Liz est prévu pour avril.