D’après nos informations, une enquête «informelle» a en effet été lancée par la société des journalistes du Figaro (SDJ) pour savoir si certains témoignages dans des articles publiés sur le site féminin auraient été «arrangés» ou «inventés».
Interrogé par BuzzFeed, le président de la SDJ Thierry Oberlé précise:
Lancée il y a un an, la nouvelle version du site Madame Figaro (une entité différente du magazine papier) aurait depuis triplé son audience. Le site met notamment l’accent sur la publication de nombreux articles société comportant la plupart du temps des témoignages forts. «Mes enfants n’ont pas la télé et se portent très bien», «Pourquoi des jeunes filles se laissent prendre au piège du X», ou encore «Carole, 41 ans, raconte l’enfer de la prostitution en Belgique», pour ne citer que quelques exemples.
Un article sur la prostitution des mineurs dans le viseur
Mais un article publié le 14 avril dernier et intitulé «L’inquiétante arrivée de la prostitution dans les collèges», a interpellé quelques journalistes du Figaro.fr. Selon plusieurs sources, certains suspectent Nicolas Basse, l’auteur de cette enquête et stagiaire au moment des faits, d’avoir ajouté deux faux témoignages de collégiennes qui se prostituent.
Nous avons pu nous procurer les différentes versions de cet article avant publication sur le site. Dans le premier brouillon daté du 10 avril 2015 (photo ci-dessous), le rédacteur livrait seulement le témoignage de la présidente de l’association Agir contre la prostitution des enfants, Armelle le Bigot-Macaux:
Selon l’historique des modifications apportées à l’article avant publication, nous observons que la rédactrice en chef de MadameFigaro.fr Cécilia Gabizon relit le papier, sans témoignages de victimes, le 13 avril 2015 à 16h05.
Dans une dernière version enregistrée le 14 avril à 12h06 (et qui sera publiée le même jour à 18h43) les propos d’Armelle le Bigot-Macaux ont été raccourcis.
Ce n’est plus elle qui parle de la prostitution «des beaux quartiers» par exemple ou d’une vingtaine d’euros en l’échange d’une fellation. Deux nouveaux témoignages de collégiennes habitant «les beaux quartiers» apparaissent et reprennent ces idées:
Dans le même article, le témoignage d’une pédopsychiatre dont le nom a été modifié est ajouté par l’auteur. Cette experte confirme l’importance de ces pratiques:
Après cette nouvelle version, ce papier sera publié le 14 avril à 18h43 (et est toujours daté du 10 avril sur le site car le back-office –l’endroit où les journalistes déposent leurs articles– a pris en compte la date de la première version).
Selon nos informations, quelques éléments troublent la SDJ:
La SDJ tente actuellement de vérifier les sources de ce papier et de contacter l’auteur pour éclaircir ces incohérences.
Citée, elle dément avoir été interrogée
Jointe par BuzzFeed, Armelle le Bigot-Macaux de l’association Agir contre la prostitution des enfants dit en tout cas ne pas se souvenir d’avoir répondu au journaliste et précise:
Plus tard, elle nous a confirmé avoir vérifié «toutes ses demandes de journalistes» et «ne pas avoir été contactée» par Madame Figaro. «Nous avons peu de moyens, on ne peut pas tout vérifier», ajoute-t-elle pour expliquer pourquoi elle n’a pas interpellé la rédaction. Elle ajoute:
Contacté, l’auteur Nicolas Basse (qui ne travaille plus au Figaro) jure pourtant que tous ces témoignages «sont vrais» et tient à préserver l’anonymat de la pédopsychiatre car elle serait «actuellement poursuivie en justice dans une autre affaire». En évoquant l’écriture de son article, cet ex-stagiaire nous a d’abord dit avoir rencontré les deux jeunes collégiennes. Interrogé pour savoir comment il avait pu prendre rendez-vous avec trois personnes entre le 13 au soir et le 14 au matin, il a ensuite modifié sa version en déclarant n’avoir rencontré «qu’une seule des jeunes filles» et avoir eu les deux autres interlocutrices au téléphone, le même jour.
Trois témoignages ajoutés en deux heures
Nous avons trouvé un exemple d’article signé d’une autre journaliste de Madame Figaro qui pourrait contenir de faux témoignages. «Votre satisfaction professionnelle dépend de votre relation avec votre boss» a été publié le 7 octobre dernier. La première version de cet article a été déposée par la journaliste le 6 octobre à 16h59.
Dans cette première version, aucun témoignage n’agrémente ce papier sur les relations entre patrons et employés.
A 19h01, dans la seconde version qui selon l’historique du back-office (ci-dessus) est entre les mains de Cécilia Gabizon, apparaissent trois témoignages de Patricia, Lydia et Alban. Le papier est publié à 19h02:
Le lendemain et alors que l’article est déjà mis en ligne, Alban est toujours cité, mais Patricia et Lydia sont respectivement renommées Nadège et Iris, sans que soit précisé le changement de nom.
L’auteure de cet article n’a pas souhaité répondre à nos questions. Nous avons toutefois reçu un message de sa part vendredi matin:
Un témoignage apparaît pendant la relecture de la cheffe
Enfin, un troisième article intitulé «Ces auteurs en quête de notoriété qui décident de s’auto-publier», a été mis en ligne le 22 décembre dernier. Le brouillon déposé dans le back-office est relu à 12h58. Dedans, Nicolas Basse cite trois témoignages d’auteurs qui se sont auto-édités. Le fait que leur nom de famille ne soit pas précisé peut étonner pour des écrivains qui pourraient logiquement chercher à se faire connaître.
Et dans la version relue à 15h34 par la rédactrice en chef, le témoignage de Jérôme apparaît.
«Pourquoi est-ce qu’on bidonnerait des choses?»
Nous avons rencontré Céclia Gabizon ce lundi midi (et avons enregistré notre conversation avec son autorisation). Elle dément toute faute:
S’agissant sur la prostitution des mineurs, elle assure avoir «très bien encadré» cette enquête et livre un détail pour prouver qu’aucun témoignage n’a été bidonné:
«D’ailleurs, une autre journaliste de la rédaction a vu Nicolas Basse téléphoner aux deux filles qui se prostituaient puisqu’il est parti dans la cabine de la rédaction passer ses coups de fil. Lorsqu’il est revenu, tout blême, il a débriefé (les conversations avec les deux collégiennes, ndlr) avec elle».
Problème: Nicolas Basse nous assure n’avoir eu au téléphone qu’une seule des deux jeunes filles (en plus de la pédopsychiatre). Il aurait rencontré l’autre dans le 17e arrondissement de Paris le 14 avril.
Concernant l’article sur les relations entre patrons et employés, elle précise avoir contacté des connaissances qu’elle a fait témoigner:
Et de nous interroger:
«Elle me disait “là, on va ajouter ça”»
Joint par BuzzFeed au téléphone, un ancien stagiaire de cette rédaction qui souhaite conserver son anonymat livre toutefois ce témoignage sur Cécilia Gabizon:
Il évoque six articles dont les témoignages ont pu être «arrangés» ou «inventés» par lui seul ou par la rédactrice en chef lors de son stage.
Également contactée par téléphone, une autre journaliste qui ne travaille plus dans cette rédaction et qui souhaite aussi conserver son anonymat «pour ne pas se faire griller», précise:
Alerte sur le nombre important de stagiaires
Un autre journaliste du Figaro.fr, qui ne souhaite pas être nommé toujours pour des raisons professionnelles, «pointe un problème plus général»:
L’utilisation d’un «nombre important de stagiaires au web» avait par ailleurs été pointée par la SDJ au directeur des rédactions du Figaro Alexis Brézet le 29 septembre dernier, comme l’indique un mail que nous nous sommes procuré: