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Le fardeau exorbitant des Trumponomics


Rédigé par leral.net le Mardi 25 Mars 2025 à 00:52 | | 0 commentaire(s)|

Un grand économiste m’a un jour expliqué que dans les débats sur les politiques macroéconomiques, tout était une question de facteur initial contraignant, auquel réagissaient d’autres variables. Ainsi, « Vous pouvez inverser les recommandations politiques simplement en évoquant un autre facteur déterminant », poursuivait-il. C’est précisément la démarche adoptée dans les travaux de Stephen Miran publiés juste avant sa nomination à la présidence du Comité des conseillers économiques du président américain Donald Trump. La vision de Miran s’inscrivant en phase avec celle de l’administration Trump, elle mérite une attention particulière.
Le fardeau exorbitant des Trumponomics
Il est traditionnellement considéré que si les États-Unis enregistrent des déficits commerciaux chroniques, c’est parce qu’ils dépensent trop, en grande partie à cause de leurs déficits budgétaires (la variable contraignante). Or, selon Miran, le facteur véritablement déterminant réside dans l’appétit du reste du monde pour les actifs financiers américains, en particulier pour les bons du Trésor. Les pays étrangers veulent toujours plus de bons du Trésor américain pour leurs réserves de change, pour leurs transactions financières, et les États-Unis doivent creuser d’importants déficits budgétaires pour répondre à cette demande considérable.

Les flux entrants de capitaux qui en résultent maintiennent le dollar à un niveau trop élevé pour que les exportateurs américains puissent être compétitifs, ce qui entraîne des déficits commerciaux persistants.
Cet argument n’est pas convaincant, et cela pour plusieurs raisons. Commençons par nous pencher sur la temporalité. Les États-Unis ont commencé à afficher un déficit commercial régulier  au milieu des années 1970, et un déficit budgétaire régulier à peu près à la même période, avec pour exception la fin des années 1990, lorsque les impôts sur les plus-values  et la consommation privée  ont grimpé en flèche en raison de l’essor d’Internet, déplaçant temporairement de l’État vers les ménages l’origine des dépenses excessives du pays.

Les pays étrangers achetant depuis longtemps des actifs financiers américains, et les entités américaines leur retournant le compliment, l’effet « contraignant » de l’accumulation de dollars par les banques centrales étrangères n’est réellement apparu qu’après la crise financière asiatique de 1997, lorsque les économies d’Asie de l’Est, très éprouvées par les conditions sévères que leur imposait le Fonds monétaire international, ont constitué des réserves pour se protéger contre d’éventuels arrêts soudains des financements. La temporalité pose donc à nouveau problème.

Par ailleurs, les États-Unis n’affichent pas un déficit commercial uniforme, mais plutôt un déficit commercial en matière de biens, et un excédent net en matière de services (près de 300 milliards $ en 2024). Lorsque les économistes rencontrent ce type de schéma, ils considèrent qu’un avantage comparatif traditionnel est à l’œuvre, bénéfique pour les États-Unis. Apple tire d’importantes marges bénéficiaires de la vente au monde entier de son iPhone superbement conçu (et de ses contenus logiciels), tandis que Foxconn tire des marges infimes de la fabrication d’iPhones en Chine et en Inde. Même si les chiffres du commerce dans leur globalité indiquent un important déficit, les États-Unis sont loin d’être victimes en l’occurrence.

Autre problème, toute demande excédentaire de bons du Trésor américain de la part du reste du monde se traduirait nécessairement par une prime excédentaire considérable sur les obligations américaines. Or, Miran déplore que les taux d’intérêt des obligations américaines ne reflètent pas une telle prime, ce qui confère aux États-Unis peu d’avantages à produire des actifs financiers très demandés. Cela semble étrange. Pourquoi une telle demande maintiendrait-elle le dollar à la hausse, mais ne conduirait-elle pas à une baisse des taux d’intérêt des obligations américaines ?

Explication plus évidente, le Congrès américain dépense tout simplement à sa guise, comptant sur le reste du monde pour acheter des bons du Trésor qui financeront ce que les recettes nationales ne permettront pas de couvrir. Un membre du Congrès a-t-il jamais fait valoir la nécessité pour les États-Unis d’enregistrer des déficits afin de répondre à la demande mondiale en bons du Trésor ? Si l’excès de demande autour des actifs financiers américains posait réellement problème, il suffirait au Congrès américain d’enregistrer des déficits moins élevés, de conduire les pays étrangers à s’affronter pour l’obtention de la moindre émission de bons du Trésor, et d’orchestrer ainsi le baisse des taux d’intérêt américains (et la hausse de la production des États-Unis).

Par ailleurs, si la création d’actifs de réserve constituait un fardeau si exorbitant, pourquoi ne pas permettre à d’autres pays d’en assumer la charge ? Loin d’envisager cette possibilité, Trump a récemment menacé  le groupe des BRICS, qui rassemble les principales économies émergentes, pour avoir osé étudier la possibilité d’accords de paiement distincts non libellés en dollars. Tout en admettant que les États-Unis n’ont pas besoin d’argent étranger pour financer leur déficit budgétaire (ce qui constitue peut-être une reconnaissance implicite du fait que la principale variable contraignante réside en réalité dans le déficit budgétaire), Miran suggère une autre raison pour que les pays étrangers achètent des actifs financiers américains et utilisent le système financier du pays : ce faisant, les États-Unis disposent de plus nombreux moyens de punir les pays étrangers qui sortent du rang, y compris (ce qui est fort malheureux) en imposant une taxe sélective sur les paiements d’intérêts liés aux bons du Trésor.

Si les États-Unis n’entendent pas renoncer à leur fardeau exorbitant, les droits de douane à l’importation pourraient-ils aider les fabricants américains à surmonter un dollar surévalué ? Comme le souligne Miran, les droits de douane seront en partie compensés par un dollar plus fort, comme ce fut le cas en 2018-2019, lorsque les États-Unis ont imposé à la Chine des droits de douane généralisés. En réalité, un dollar plus fort nuira aux exportations américaines, et si les prix en dollar des produits importés ne changent pas significativement, il est difficile d’entrevoir comment les fabricants américains pourraient devenir plus compétitifs.

Ainsi, Miran mise sur une dépréciation concertée du dollar, soutenue par les interventions de banques centrales non américaines, que les États-Unis « persuaderont » via la menace de droits de douane ou d’un retrait du soutien américain en matière de défense. Or, même si ces interventions se révélaient efficaces, les banques centrales étrangères devraient vendre des bons du Trésor américain, et acheter des obligations nationales, ce qui rendrait le déficit budgétaire américain plus difficile à financer.

Reconnaissons à Miran sa tentative d’explication des raisons pour lesquelles les États-Unis tournent aujourd’hui le dos au système qu’ils ont eux-mêmes bâti. Certes, le déficit budgétaire américain ne constitue pas la seule variable contraignante. La sous-consommation chinoise contribue elle aussi aux déséquilibres commerciaux mondiaux. Par ailleurs, les États-Unis appliquent des droits de douane moins élevés que ceux de plusieurs de leurs partenaires commerciaux, dont certains subventionnent leurs entreprises davantage que les États-Unis, ou respectent peu les droits de propriété intellectuelle. Il n’en demeure pas moins que ces problématiques sont plus efficacement gérées dans le cadre de négociations (faisant éventuellement intervenir des menaces implicites).

À la question de savoir où est censée nous mener l’actuelle trajectoire de « choc et stupeur » suivie par l’administration Trump, la réponse est peu évidente. L’affirmation selon laquelle l’attractivité du dollar constituerait un fardeau plutôt qu’un privilège exorbitant n’est pas convaincante, et encore moins lorsque l’on constate que ceux qui la formulent se refusent à renoncer à ce prétendu fardeau. Les marchés sont aujourd’hui déconcertés par la punition que l’administration Trump (persuadée que les États-Unis sont une victime) entend infliger à ses proches alliés. Si cette agressivité venait réduire l’attractivité du dollar, alors peut-être que celui-ci deviendrait réellement un fardeau exorbitant. Ce n’est toutefois pas un scénario auquel les Américains devraient aspirer.
Raghuram G. Rajan, ancien gouverneur de la Banque de réserve de l’Inde, et ancien économiste en chef du Fonds monétaire international, est professeur de finance à la Booth School of Business de l’Université de Chicago, et coauteur (avec Rohit Lamba) de l’ouvrage intitulé Breaking the Mold : India’s Untraveled Path to Prosperity  (Princeton University Press, mai 2024).
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Source : https://www.lejecos.com/Le-fardeau-exorbitant-des-...

La rédaction