Au Sénégal, nous avons tendance à nous proclamer différents, voire supérieurs à nos voisins, à cacher nos dissensions ethniques et religieuses, notamment, sous un monceau de ’maslaa’, qui n’est souvent qu’un tas d’hypocrisies. A la veille des élections présidentielles, qui sont toujours un moment d’exaspération des dérives verbales, il me semble au contraire nécessaire de dépolluer le langage politique et de faire porter le débat sur l’essentiel et non sur ce qui peut nous diviser. Il y a en effet un espace entre les minorités ostentatoires ou irrédentistes et les minorités honteuses et la pluralité peut être une source d’enrichissement. Ceux qui se vantent d’être des exégètes de l’Islam devraient se rappeler ces paroles de Dieu dans son Livre Saint : ’Je vous ai créés différents pour que vous vous connaissiez.’
Encore une fois, le fait que le Wolof soit la langue la plus parlée au Sénégal, la plus dynamique, ne peut justifier cet ostracisme ni ce monopolisme qui sont un déni de notre diversité et qui, quelquefois, s’apparentent à un mépris culturel, quand on voit comment certains s’esclaffent devant l’accent d’un Amath Dansokho ou excluent des débats ceux qui maitrisent mal la langue de Kocc Barma. C’est oublier, décidément, que la crise casamançaise dont nous payons, tous, le prix depuis plus de trente ans, est née de l’arrogance d’hôtes, qui se croyaient tout permis, ignoraient les us et coutumes de la région qui les accueille, s’érigeaient en gothas, se comportaient comme des commandants de cercle de l’époque coloniale dans un pays qui s’était illustré comme un foyer de résistance populaire. C’est, enfin, ignorer le cheminement qui a conduit de la colonie à l’Etat du Sénégal et mal appréhender les raisons profondes qui ont fait que notre pays a jusqu’ici échappé aux querelles tribales et aux guerres ethniques qui ont ensanglanté beaucoup de pays africains.
Notre chance c’est qu’il y a eu une ville, Saint-Louis, qui a servi de laboratoire à la formation, non pas (encore) d’une nation, mais d’un esprit sénégalais fait d’indulgence et de tolérance. A Saint-Louis, dès le dix huitième siècle, le relevé de la population, le premier recensement de notre histoire, nous signalait la présence dans l’île, de patronymes aussi illustratifs du Sénégal moderne que Diop (on écrivait alors Guiop), Fall, mais aussi Diouf, Gomis, Kane-Diallo etc. A Saint-Louis entre la première campagne électorale de notre histoire (1848) et celle qui a élu, pour la première fois, un noir député du Sénégal (1914), les personnalités les plus influentes, au plan politique et administratif, avaient leurs racines dans toutes les provinces qui constitueront le territoire du Sénégal et même au-delà de ses limites.
Elles avaient des attaches Wolof, bien sûr, mais également Mandé, Pulaar, Sérère, Bambara… Elles s’appelaient Papa Mar Diop, Capitaine Mamadou Racine Sy, Galandou Diouf, Amadou Ndiaye Duguay Clédor (qui avait pris un pseudonyme), Birahim Camara… Il y avait parmi elles des métis, locaux (Louis Guillabert) ou issus des Iles (Rémy Nantousha), des illettrés (Thiécouta Diop) ou des diplômés de l’école française (Lamine Guèye), des chrétiens (Pierre Chimère) et des musulmans (Amadou Ndiaye Ann)… C’est ce formidable mélange de cultures et d’héritages qui a fait les Saint-Louisiens, et plus tard les Sénégalais, et c’est grâce à la cohésion de ses fils que la première capitale du Sénégal a imposé à ses occupants et maintenu vivants la langue wolof et l’Islam : il n’y a jamais eu de pidgin ou de langue créole et malgré Faidherbe, les écoles coraniques n’ont jamais fermé leurs portes.
Cet héritage-là est aujourd’hui menacé. Le danger vient de ceux qui font semblant d’ignorer qu’une nation est un ensemble d’hommes et de femmes qui ont les mêmes droits et les mêmes devoirs. Ils prétendent, eux, que même si c’est le cas, certains sont plus égaux que d’autres. L’un d’eux estime que c’est le tour de son clan d’occuper les plus hautes fonctions de l’Etat, comme si la Présidence de la République était une fonction tournante. Un autre prétend que le pouvoir suprême doit désormais appartenir à un homme de sa confrérie, et certainement de son ethnie : c’est le syndrome tutsi. Un troisième affirme que, au fond, les élections démocratiques n’ont plus de raison d’être et qu’il faut désormais s’en remettre à un guide religieux, le sien, pour désigner le titulaire du poste de chef d’Etat : c’est l’avènement de l’ayatollisation !
Ces trois éminents théoriciens ont ceci en commun : ils revendiquent tous le titre de chefs religieux et pour eux les tribus de la périphérie n’ont plus droit au pouvoir et n’ont plus qu’un recours : se renier. Leur théorie est vulgarisée par les griots officiels, ceux qui ont le monopole des micros pendant les commémorations de notre indépendance et pour lesquels la résistance coloniale au Sénégal a commencé avec Lat-Dior et se résume à lui, le renouveau islamique se réduit à deux icônes, et il n’y a point de salut hors des deux confréries qu’elles ont fondées. Pour tous, évidemment, on ne peut pas s’appeler Sow et être ministre des Pêches, se nommer Savané ou Diaz et oser prétendre aux fonctions de président de la République ou même de maire de Dakar…
Au fond c’est notre école qui n’a pas fait son travail, celui de nous enseigner à mieux nous intéresser les uns aux autres et, tout particulièrement, à faire connaitre aux Sénégalais de l’ouest, ceux de ce qu’on appelait le ‘triangle arachidier’, qu’on croyait être le seul ’pays utile’, ceux qui longtemps avaient le monopole des grandes écoles, des hôpitaux et des bonnes routes, d’appréhender le reste du pays. Il y a encore parmi eux des hommes et des femmes cultivés, mais qui ne savent pas que Podor a fait partie du ‘Sénégal’ avant Dakar, Thiès ou Kaolack, qui pensent qu’il n’y a qu’un roi diola et qu’il réside à Oussouye, que Diola et Mandingue c’est la Casamance, c’est donc du pareil au même, que Soninké (eux disent Sarakolé) et Bambara, c’est un peu la même chose, que les Laobés sont une ethnie, et que les Peuls et les Toucouleurs sont deux communautés différentes...
Bien entendu, ils ignorent qu’il y a des populations autochtones de langue pulaar dans presque toutes les régions du Sénégal, qu’on peut être foutanké de souche et s’appeler Tine, qu’en fait le Fouta c’est un territoire de 400 km de long et que sur ce long parcours il y a des provinces qui, quelquefois, se sont fait la guerre, avec des parlers, des histoires qui sont loin d’être uniformes. Ils ne savent pas qu’il n’y a pas un Fouta, il y a dix Fouta, et c’est sans doute cela qui rend si difficile l’unité des Foutankés… On ne peut pas accuser le colonisateur d’être responsable de toutes ces méprises ou de cette méconnaissance.
L’histoire du ’Sénégal’, quoiqu’en disent certains, n’a que cinquante ans, celle des peuples qui le composent est vieille, elle, de plusieurs siècles, et le reconnaitre c’est accepter que chacun soit fier de ses racines et les cultive, sans dénigrer ni mépriser celles des autres. Si vous voulez être universel, parlez de votre village, conseillait Tolstoï à un jeune écrivain, aujourd’hui on peut dire aux jeunes sénégalais : si vous êtes attachés à votre nation, ne sacrifiez pas vos racines.
Les femmes auront définitivement gagné l’égalité le jour où une femme incompétente sera nommée à un poste majeur, avait dit, en substance, Françoise Giroud. Nous ne serons vraiment une nation que le jour où un dirigeant, un homme politique, issus des minorités, pourront se choisir des alliés, des collaborateurs sans courir le risque que ceux-ci soient jugés, non par leur compétence, mais par leur origine ethnique. (FIN)
Fadel DIA, Professeur à la retraite, Ecrivain
(walf.sn)
Encore une fois, le fait que le Wolof soit la langue la plus parlée au Sénégal, la plus dynamique, ne peut justifier cet ostracisme ni ce monopolisme qui sont un déni de notre diversité et qui, quelquefois, s’apparentent à un mépris culturel, quand on voit comment certains s’esclaffent devant l’accent d’un Amath Dansokho ou excluent des débats ceux qui maitrisent mal la langue de Kocc Barma. C’est oublier, décidément, que la crise casamançaise dont nous payons, tous, le prix depuis plus de trente ans, est née de l’arrogance d’hôtes, qui se croyaient tout permis, ignoraient les us et coutumes de la région qui les accueille, s’érigeaient en gothas, se comportaient comme des commandants de cercle de l’époque coloniale dans un pays qui s’était illustré comme un foyer de résistance populaire. C’est, enfin, ignorer le cheminement qui a conduit de la colonie à l’Etat du Sénégal et mal appréhender les raisons profondes qui ont fait que notre pays a jusqu’ici échappé aux querelles tribales et aux guerres ethniques qui ont ensanglanté beaucoup de pays africains.
Notre chance c’est qu’il y a eu une ville, Saint-Louis, qui a servi de laboratoire à la formation, non pas (encore) d’une nation, mais d’un esprit sénégalais fait d’indulgence et de tolérance. A Saint-Louis, dès le dix huitième siècle, le relevé de la population, le premier recensement de notre histoire, nous signalait la présence dans l’île, de patronymes aussi illustratifs du Sénégal moderne que Diop (on écrivait alors Guiop), Fall, mais aussi Diouf, Gomis, Kane-Diallo etc. A Saint-Louis entre la première campagne électorale de notre histoire (1848) et celle qui a élu, pour la première fois, un noir député du Sénégal (1914), les personnalités les plus influentes, au plan politique et administratif, avaient leurs racines dans toutes les provinces qui constitueront le territoire du Sénégal et même au-delà de ses limites.
Elles avaient des attaches Wolof, bien sûr, mais également Mandé, Pulaar, Sérère, Bambara… Elles s’appelaient Papa Mar Diop, Capitaine Mamadou Racine Sy, Galandou Diouf, Amadou Ndiaye Duguay Clédor (qui avait pris un pseudonyme), Birahim Camara… Il y avait parmi elles des métis, locaux (Louis Guillabert) ou issus des Iles (Rémy Nantousha), des illettrés (Thiécouta Diop) ou des diplômés de l’école française (Lamine Guèye), des chrétiens (Pierre Chimère) et des musulmans (Amadou Ndiaye Ann)… C’est ce formidable mélange de cultures et d’héritages qui a fait les Saint-Louisiens, et plus tard les Sénégalais, et c’est grâce à la cohésion de ses fils que la première capitale du Sénégal a imposé à ses occupants et maintenu vivants la langue wolof et l’Islam : il n’y a jamais eu de pidgin ou de langue créole et malgré Faidherbe, les écoles coraniques n’ont jamais fermé leurs portes.
Cet héritage-là est aujourd’hui menacé. Le danger vient de ceux qui font semblant d’ignorer qu’une nation est un ensemble d’hommes et de femmes qui ont les mêmes droits et les mêmes devoirs. Ils prétendent, eux, que même si c’est le cas, certains sont plus égaux que d’autres. L’un d’eux estime que c’est le tour de son clan d’occuper les plus hautes fonctions de l’Etat, comme si la Présidence de la République était une fonction tournante. Un autre prétend que le pouvoir suprême doit désormais appartenir à un homme de sa confrérie, et certainement de son ethnie : c’est le syndrome tutsi. Un troisième affirme que, au fond, les élections démocratiques n’ont plus de raison d’être et qu’il faut désormais s’en remettre à un guide religieux, le sien, pour désigner le titulaire du poste de chef d’Etat : c’est l’avènement de l’ayatollisation !
Ces trois éminents théoriciens ont ceci en commun : ils revendiquent tous le titre de chefs religieux et pour eux les tribus de la périphérie n’ont plus droit au pouvoir et n’ont plus qu’un recours : se renier. Leur théorie est vulgarisée par les griots officiels, ceux qui ont le monopole des micros pendant les commémorations de notre indépendance et pour lesquels la résistance coloniale au Sénégal a commencé avec Lat-Dior et se résume à lui, le renouveau islamique se réduit à deux icônes, et il n’y a point de salut hors des deux confréries qu’elles ont fondées. Pour tous, évidemment, on ne peut pas s’appeler Sow et être ministre des Pêches, se nommer Savané ou Diaz et oser prétendre aux fonctions de président de la République ou même de maire de Dakar…
Au fond c’est notre école qui n’a pas fait son travail, celui de nous enseigner à mieux nous intéresser les uns aux autres et, tout particulièrement, à faire connaitre aux Sénégalais de l’ouest, ceux de ce qu’on appelait le ‘triangle arachidier’, qu’on croyait être le seul ’pays utile’, ceux qui longtemps avaient le monopole des grandes écoles, des hôpitaux et des bonnes routes, d’appréhender le reste du pays. Il y a encore parmi eux des hommes et des femmes cultivés, mais qui ne savent pas que Podor a fait partie du ‘Sénégal’ avant Dakar, Thiès ou Kaolack, qui pensent qu’il n’y a qu’un roi diola et qu’il réside à Oussouye, que Diola et Mandingue c’est la Casamance, c’est donc du pareil au même, que Soninké (eux disent Sarakolé) et Bambara, c’est un peu la même chose, que les Laobés sont une ethnie, et que les Peuls et les Toucouleurs sont deux communautés différentes...
Bien entendu, ils ignorent qu’il y a des populations autochtones de langue pulaar dans presque toutes les régions du Sénégal, qu’on peut être foutanké de souche et s’appeler Tine, qu’en fait le Fouta c’est un territoire de 400 km de long et que sur ce long parcours il y a des provinces qui, quelquefois, se sont fait la guerre, avec des parlers, des histoires qui sont loin d’être uniformes. Ils ne savent pas qu’il n’y a pas un Fouta, il y a dix Fouta, et c’est sans doute cela qui rend si difficile l’unité des Foutankés… On ne peut pas accuser le colonisateur d’être responsable de toutes ces méprises ou de cette méconnaissance.
L’histoire du ’Sénégal’, quoiqu’en disent certains, n’a que cinquante ans, celle des peuples qui le composent est vieille, elle, de plusieurs siècles, et le reconnaitre c’est accepter que chacun soit fier de ses racines et les cultive, sans dénigrer ni mépriser celles des autres. Si vous voulez être universel, parlez de votre village, conseillait Tolstoï à un jeune écrivain, aujourd’hui on peut dire aux jeunes sénégalais : si vous êtes attachés à votre nation, ne sacrifiez pas vos racines.
Les femmes auront définitivement gagné l’égalité le jour où une femme incompétente sera nommée à un poste majeur, avait dit, en substance, Françoise Giroud. Nous ne serons vraiment une nation que le jour où un dirigeant, un homme politique, issus des minorités, pourront se choisir des alliés, des collaborateurs sans courir le risque que ceux-ci soient jugés, non par leur compétence, mais par leur origine ethnique. (FIN)
Fadel DIA, Professeur à la retraite, Ecrivain
(walf.sn)