L’ancien dictateur tchadien Hissène Habré, qui a dirigé l’un des régimes les plus sanguinaires d’Afrique de 1982 à 1990, continue de se démener comme un beau diable pour échapper à la justice. Réfugié à Dakar au Sénégal depuis sa chute, l’Union africaine avait donné mandat à son pays d’accueil d’organiser son procès. Mais la procédure n’en finit pas de s’éterniser, alors que les victimes attendent impatiemment que justice leur soit rendue.
Un dictateur bien embarrassant
Après avoir longtemps invoqué l’incapacité de l’Etat sénégalais à trouver les moyens financiers nécessaires à son procès, le président sénégalais Abdoulaye Wade multiplie depuis quelque temps actions et déclarations qui contredisent sa volonté de faire aboutir le procès.Dans le contexte de crise sociopolitique interne - que vit le Sénégal actuellement, il a entretemps décidé de renvoyer Hissène Habré au Tchad pour qu’il y soit jugé, avant de surseoir à cette décision sous la pression du Haut commissaire des droits de l’homme de l’ONU, Navi Pillay. Mais pour les observateurs avertis, il s’est agi d’un bluff politique à des fins domestiques. A en croire maître El Hadj Diouf, avocat au barreau de Dakar et député à l’Assemblée nationale:
«Wade fait de la politique. Il est confronté à des problèmes avec son régime et il veut divertir les Sénégalais, tellement il est acculé. Il y a une forte pression sur sa personne et sur son régime».Au Tchad, cependant, les victimes et les autres citoyens —aussi bien que le gouvernement duprésident Idriss Déby Itno — semblaient accueillir le retour de Hissène Habré comme une bonne nouvelle:
«Le gouvernement tchadien exprime ses vifs regrets face à ce revirement du Sénégal, car toutes les dispositions ont été prises pour assurer la sécurité de Hissène Habré et pour programmer un procès équitable», a déclaré le ministre de la Communication et porte-parole du gouvernement Kalzeube Pahimi à travers un communiqué.Devant les tergiversations du gouvernement sénégalais, un autre communiqué du secrétaire d’Etat aux affaires étrangères, Mahamat Bechir Okroni, a fait savoir que «le droit légitime des victimes à la justice et le principe de rejet de l’impunité consacré par l’Acte constitutif de l’Union africaine conduisent le gouvernement tchadien à demander que soit désormais privilégiée l’option de l’extradition de Hissène Habré vers la Belgique pour y être jugé».
L’ancien dictateur tchadien est manifestement embarrassant pour de nombreuses personnes et pays. C’est ce qui justifie les atermoiements qui ont jalonné l’«affaire Hissène Habré» depuis 20 ans. Et l’intéressé de livrer un baroud d’honneur pour échapper à son procès en se faisant menaçant dans une déclaration à la presse, en des termes à peine voilés:
«On veut rendre justice au Tchad et aux Tchadiens, n’est-ce pas? Je suis totalement consentant, je suis totalement d’accord qu’on organise une justice internationale indépendante, selon les normes du droit et que tous les Tchadiens à qui on reproche quelque chose viennent se présenter devant cette juridiction. Y compris Hissène Habré, y compris les anciens présidents du Tchad.»Allusion est ainsi faite notamment au chef de l’Etat depuis 1991 Idriss Déby Itno, et à ceux qui furent ses anciens collaborateurs.
Les crimes de Hissène Habré
Hissène Habré a beau agiter des menaces, ses victimes et les Tchadiens veulent qu’il soit jugé pour les multiples crimes dont il est le premier responsable à leurs yeux. Déjà condamné par contumace par un tribunal de N’Djaména, la capitale, pour crimes contre l’humanité, on estime au Tchad à 40.000 le nombre des victimes de la barbarie de son régime. Sans compter les crimes économiques.Alors que des hommes politiques comme Jean-Pierre Bemba, ancien chef de guerre et opposant politique de la République démocratique du Congo, ou l’ancien président du Liberia Charles Taylor sont aux mains de la Cour pénale internationale, il s’avère injuste de laisser Hissène Habré en liberté.
On se souvient qu’avant même d’accéder au pouvoir, il était avec l’ancien président Goukouni Weddeye l’un des ravisseurs des époux Claustre. Il s’agit d’une affaire qui remonte à 1974 et dans laquelle fut torturé et exécuté en 1975 le commandant Pierre Xavier Galopin, à la suite d’une condamnation expéditive. Et pour cause: le gouvernement français refusait de livrer armes et munitions aux deux chefs de guerre en échange des captifs. Les époux Françoise et Pierre Claustre ne furent libérés qu’après versement d’une rançon par le gouvernement français.
Il en résulta une dissidence entre les deux chefs de guerre du Front de libération nationale du Tchad (Frolinat) avant que Goukouni Weddeye, soutenu par la Libye de Mouammar Kadhafi, n’accédât au pouvoir à N’Djaména. Et cela après la guerre civile qu’Hissène Habré déclencha en 1979 alors qu’il était dans le gouvernement du général Félix Maloum —laquelle conduisit au Gouvernement d’union nationale du Tchad (Gunt) consécutif aux différents accords de Kano, au Nigeria.
Lorsqu’à la tête de son Conseil de commandement des Forces armées du nord (CCFAN), il s’opposa au gouvernement pro-libyen de Weddeye, la France préféra Hissène Habré. Avec l’actuel président Idriss Déby Itno, ils parvinrent ainsi à renverser Goukouni Weddeye et il devint président de la République du Tchad le 7 juin 1982.
Quand Weddeye reprit les armes en 1983, la France soutint naturellement Hissène Habré en déclenchant l’opération Manta. Il en fut de même quant au conflit frontalier sur la bande d’Aouzou.
La vie à l''''ère de la DDS
A la faveur de la victoire du Tchad sur la Libye en 1987, la donne politique changea au profit des affaires intérieures du pays. Mais la machine à réprimer de la Direction de la documentation et de la sécurité (DDS), la police politique de Hissène Habré, était déjà en place et en marche. Et l’on découvrit un dictateur impénitent et sanguinaire.«Sous le régime de Hissène Habré, tu ne pouvais faire confiance ni à ton épouse ni à tes enfants; à plus forte raison à tes amis ou à tes voisins», confie Abakar Mahamat.La délation était l’une des armes de la DDS. Elle avait aussi inventé différentes méthodes de torture, notamment la redoutable Arbatachar qui consistait à lier dans le dos les quatre membres d’un prisonnier, de sorte à lui couper la circulation sanguine en vue d’entraîner une paralysie rapide.
Et d’ajouter: «Le fleuve Chari compte aujourd’hui plus d’ossements humains que de poissons. Personne ne saura exactement le nombre de personnes qui ont été tuées au cours de sa présidence.»
Les membres de la DDS procédaient souvent à de nombreuses liquidations physiques maquillées en accidents de la circulation ou en exécutions sommaires. Ils étaient omniprésents dans tous les secteurs d’activité. Même parmi les représentations diplomatiques, où ils formaient parfois l’essentiel du personnel dans des pays comme le Bénin, considérés comme «le repaire des opposants tchadiens».
Sa tristement célèbre police politique s’illustrera par des arrestations arbitraires d’opposants, de leaders d’opinion ou de simples citoyens, ainsi que par des tortures et des exécutions sommaires massives.
Un jugement qui n''''arrange pas tout le monde
Mais derrière l’ennemi commun que représentait le colonel Mouammar Kadhafi de la Libye voisine, la France et les Etats-Unis fermèrent les yeux. L’objectif de Washington consistait alors à essayer de retourner les prisonniers libyens de la guerre d’avec le Tchad dans le but de renverserMouammar Kadhafi. Et ils ne se gênèrent pas outre mesure à soutenir la DDS de Hissène Habré.La France, qui voyait d’un mauvais œil le trop grand rapprochement de Habré avec les Etats-Unis, prendra le parti de son ancien commandant en chef, Idriss Déby Itno, qui bénéficia aussi de l’appui de Kadhafi dans le conflit qui les opposa. L’épilogue de la rébellion armée entamée en avril 1989 fut la chute du dictateur en décembre 1990.
Contraint de fuir N’Djaména, Hissène Habré prit cependant soin non seulement d’emporter avec lui une partie des ressources du Trésor public, mais aussi d’exécuter un célèbre prisonnier nommé Hassan Djamous (héros de la guerre contre la Libye et cousin de l’actuel chef d’Etat) dont l’aéroport de la capitale tchadienne porte aujourd’hui le nom.
Avec un Trésor estimé à 7 milliards de francs CFA en son temps (10,5 millions d’euros) par le nouveau gouvernement tchadien, l’ancien dictateur fit de bons placements au Sénégal dans plusieurs sociétés, selon des sources bien informées à Dakar. Dans ces conditions, on comprend aisément qu’il continue à bénéficier du soutien de plusieurs réseaux dans le pays et que son jugement ne soit pas pour arranger les affaires de tout le monde.
Marcus Boni Teiga