Il n’est pire manipulation que celles dont les racines plongent dans le déni de réalité et la volonté d’échapper à ses propres responsabilités. En livrant le 10 janvier les conclusions de leur enquête, menée conjointement avec un groupe d’experts, sur l’origine du tir de missiles qui, le 6 avril 1994, a abattu le Falcon 50 du président rwandais Juvénal Habyarimana (voir photo ci-dessous, © Reuters), les juges Nathalie Poux et Marc Trévidic ont sonné le glas d’un mensonge judiciaire exclusivement français. Nulle part ailleurs qu’en France, en effet, la thèse révisionniste et l’hypothèse monstrueuse d’un génocide voulu et déclenché par le chef d’un mouvement de libération contre sa propre communauté n’a été, depuis dix-sept ans, prise au sérieux.
Pourtant sévères, parfois, vis-à-vis du pouvoir en place à Kigali et critiques quant à ses méthodes de gouvernance, les responsables, universitaires, journalistes et ONG belges, américains, britanniques ou autres n’ont pratiquement jamais envisagé une explication différente au génocide de 1994 que celle démontrée par tous les travaux de recherche effectués sur cette époque : l’élimination planifiée de la minorité tutsie par un pouvoir hutu extrémiste, pour qui la signature par le président Habyarimana des accords d’Arusha représentait le dernier obstacle avant la solution finale. Cet égarement coupable et cette passion manipulée ont une cause précise : le rôle pour le moins ambigu, confinant parfois à l’aveuglement volontaire, joué par les chefs militaires et les dirigeants politiques français des années 1990 avant, pendant et après le génocide des Tutsis du Rwanda.
Justice française : un virage à 180 degrés
De l’émission de mandats d’arrêt internationaux contre des proches du président Paul Kagamé à la quasi-disculpation des mêmes personnes... Les conclusions du rapport commandé par le juge Marc Trévidic aboutissent à un revirement total.
En établissant que le missile qui a abattu le Falcon 50 du président Juvénal Habyarimana le 6 avril 1994 a été tiré depuis le camp de Kanombe, le rapport désigne une place forte tenue par les loyalistes hutus des ex-Forces armées rwandaises (FAR), et met indirectement hors de cause ceux qui, hier encore, étaient traqués. « Notre priorité est désormais d’obtenir un non-lieu », clame Me Léon-Lef Forster, l’avocat, avec Me Bernard Maingain, des sept Rwandais encore mis en examen. S’ils étaient innocentés, ces derniers pourraient même porter plainte pour « tentative d’escroquerie au jugement en bande organisée » contre ceux qui, par leurs « faux témoignages, ont enfumé » l’instruction du juge Jean-Louis Bruguière, menacent leurs avocats.
On n’en est pas encore là : Marc Trévidic a laissé trois mois aux avocats des parties civiles (dont Agathe Habyarimana, la veuve de l’ancien président) pour réclamer une contre-expertise. « Nous demanderons, a minima, des compléments », avertit Me Philippe Meilhac, l’avocat de la famille Habyarimana, laissant entrevoir des mois de procédure supplémentaires.
Après l’obtention d’un possible non-lieu pour les accusés, l’enquête française devrait donc repartir sur de nouvelles bases et explorer de nouvelles pistes. Elle dispose pour cela d’un élément établi par le nouveau rapport d’expertise : la nature de l’arme du crime, un lance-missiles soviétique SA-16, qui ne peut être utilisé qu’après des dizaines d’heures d’entraînement. Selon Me Meilhac, aucun membre des ex-FAR n’avait bénéficié d’une telle formation - ce que conteste la partie adverse. Pour elle, les tireurs pourraient aussi être des mercenaires étrangers recrutés par les commanditaires de l’attentat. La liste des suspects potentiels s’en trouve en tout cas réduite. « Il me paraîtrait logique que l’on cherche maintenant à savoir qui avait bénéficié d’une telle formation parmi ceux qui se trouvaient à Kigali au moment de l’attentat », souligne Me Maingain.
Fausse boîte noire
De cette responsabilité, du refus très français de regarder en face sa propre histoire, surtout lorsqu’elle concerne la part d’ombre prise par l’armée dans les répressions coloniales et postcoloniales en Afrique, et de la nécessité de défendre l’honneur de deux gouvernements et de deux présidents successifs, de droite et de gauche, est née l’incroyable enquête du juge Jean-Louis Bruguière. Une enquête entièrement menée à charge, sans jamais se rendre sur les lieux pour y effectuer la moindre expertise, sans aucun contact avec la partie incriminée et qui a abouti, en novembre 2006, à l’émission de mandats d’arrêt contre neuf hauts dirigeants rwandais, puis à la rupture des relations diplomatiques entre Paris et Kigali.
Les détails de ce désastre judiciaire, sur lequel Jeune Afrique s’honore d’avoir avec constance attiré l’attention de ses lecteurs depuis dix ans, apparaissent désormais comme une évidence. Faux témoignages de repentis, faux comptes rendus d’interception de messages radio, fausse boîte noire d’avion, faux timing des événements, laissant entendre que les troupes rebelles du Front patriotique rwandais avaient déclenché leur offensive dans le Nord quelques heures avant l’attentat du 6 avril, etc. En concluant de manière irréfutable que l’origine des tirs qui ont abattu le Falcon 50 provenait du camp militaire de Kanombe alors étroitement contrôlé par les forces régulières rwandaises et les miliciens Interahamwes, et non pas de la colline de Masaka, où auraient pu s’infiltrer les Tutsis de l’armée populaire de Paul Kagamé, les juges Poux et Trévidic ont réduit à néant l’ultime argument d’une fiction nauséabonde. En arrière-plan en effet se dessinent les thèses négationnistes du « génocide d’autodéfense », du « génocide spontané » et du « double génocide » encore agitées par une poignée d’intellectuels et de journalistes français - le dernier carré des extrémistes hutus en exil continuant, lui, de nier purement et simplement l’existence même d’un génocide.
Non lieu général ?
Reste enfin à élucider l’identité et la provenance des missiles. Pour Jean-Louis Bruguière et ses partisans, la messe est dite une fois pour toutes : il s’agissait de SA-16 provenant d’un lot en service au sein de la rébellion tutsie, laquelle selon eux aurait bien pu glisser quelques guérilleros kamikazes à l’intérieur même du vaste camp de Kanombe, aussi improbable que cela puisse paraître. Le problème est que nul n’a vu ces fameux lanceurs de missiles, si ce n’est un officier hutu de l’armée rwandaise à qui ces pseudo-preuves auraient été remises vingt jours après l’attentat par des civils fuyant les combats. Cet officier les aurait par la suite remises à des collègues de l’armée zaïroise, lesquels les auraient finalement et définitivement égarées...
Tout indique donc que l’instruction ouverte par le juge Bruguière puis manifestement contredite par ses successeurs depuis 2008 s’achèvera à terme sur un non-lieu général. Un nouveau chapitre, enfin positif, s’ouvrira alors entre Paris et Kigali, même si rien ne sera plus jamais comme avant 1994. Il restera alors à la France et à tous ceux, ministres et officiers généraux, qui eurent à connaître du génocide rwandais, à exorciser les démons du passé. Après tout, l’autocritique n’a jamais été synonyme de déshonneur, bien au contraire.
Quatorze années d’enquête
6 avril 1994
Le Falcon 50 transportant le président Juvénal Habyarimana et son homologue burundais Cyprien Ntaryamira est abattu à Kigali. Trois Français sont à bord : les deux pilotes et un mécanicien-navigant.
Le génocide commence (800 000 morts, selon l’ONU, en trois mois).
31 août 1997
Sylvie Minaberry, la fille du copilote français, dépose une plainte contre X avec constitution de partie civile au tribunal de grande instance de Paris.
27 mars 1998
Le juge antiterroriste Jean-Louis Bruguière est désigné pour ouvrir une information judiciaire concernant l’attentat.
Novembre 2006
Jean-Louis Bruguière délivre des mandats d’arrêt internationaux contre neuf proches du gouvernement rwandais. Kigali rompt ses relations diplomatiques avec la France.
Juin 2007
Marc Trévidic et Philippe Coirre reprennent l’enquête laissée par Jean-Louis Bruguière, mis en disponibilité à sa demande pour se porter candidat aux élections législatives en France.
9 novembre 2008
Rose Kabuye, la chef du protocole du président rwandais Paul Kagamé, est arrêtée à l’aéroport de Francfort (Allemagne) en exécution du mandat d’arrêt international. Elle acceptera son extradition vers Paris.
29 novembre 2009
La France et le Rwanda annoncent la reprise de leurs relations diplomatiques.
11-18 septembre 2010
Les juges Marc Trévidic et Nathalie Poux se rendent à Kigali avec un groupe d’experts pour identifier l’origine des tirs de missile contre le Falcon 50.
5-15 décembre 2010
Six des suspects encore recherchés rencontrent, au Burundi, Trévidic et Poux. Ils sont mis en examen, ce qui a pour effet de lever les mandats d’arrêt internationaux qui pesaient sur eux.
10 janvier 2012
Les conclusions de l’expertise commandée par les juges français sont présentées aux parties civiles. Elles invalident la piste jusque-là suivie par l’enquête française.
Jeuneafrique.com
Pourtant sévères, parfois, vis-à-vis du pouvoir en place à Kigali et critiques quant à ses méthodes de gouvernance, les responsables, universitaires, journalistes et ONG belges, américains, britanniques ou autres n’ont pratiquement jamais envisagé une explication différente au génocide de 1994 que celle démontrée par tous les travaux de recherche effectués sur cette époque : l’élimination planifiée de la minorité tutsie par un pouvoir hutu extrémiste, pour qui la signature par le président Habyarimana des accords d’Arusha représentait le dernier obstacle avant la solution finale. Cet égarement coupable et cette passion manipulée ont une cause précise : le rôle pour le moins ambigu, confinant parfois à l’aveuglement volontaire, joué par les chefs militaires et les dirigeants politiques français des années 1990 avant, pendant et après le génocide des Tutsis du Rwanda.
Justice française : un virage à 180 degrés
De l’émission de mandats d’arrêt internationaux contre des proches du président Paul Kagamé à la quasi-disculpation des mêmes personnes... Les conclusions du rapport commandé par le juge Marc Trévidic aboutissent à un revirement total.
En établissant que le missile qui a abattu le Falcon 50 du président Juvénal Habyarimana le 6 avril 1994 a été tiré depuis le camp de Kanombe, le rapport désigne une place forte tenue par les loyalistes hutus des ex-Forces armées rwandaises (FAR), et met indirectement hors de cause ceux qui, hier encore, étaient traqués. « Notre priorité est désormais d’obtenir un non-lieu », clame Me Léon-Lef Forster, l’avocat, avec Me Bernard Maingain, des sept Rwandais encore mis en examen. S’ils étaient innocentés, ces derniers pourraient même porter plainte pour « tentative d’escroquerie au jugement en bande organisée » contre ceux qui, par leurs « faux témoignages, ont enfumé » l’instruction du juge Jean-Louis Bruguière, menacent leurs avocats.
On n’en est pas encore là : Marc Trévidic a laissé trois mois aux avocats des parties civiles (dont Agathe Habyarimana, la veuve de l’ancien président) pour réclamer une contre-expertise. « Nous demanderons, a minima, des compléments », avertit Me Philippe Meilhac, l’avocat de la famille Habyarimana, laissant entrevoir des mois de procédure supplémentaires.
Après l’obtention d’un possible non-lieu pour les accusés, l’enquête française devrait donc repartir sur de nouvelles bases et explorer de nouvelles pistes. Elle dispose pour cela d’un élément établi par le nouveau rapport d’expertise : la nature de l’arme du crime, un lance-missiles soviétique SA-16, qui ne peut être utilisé qu’après des dizaines d’heures d’entraînement. Selon Me Meilhac, aucun membre des ex-FAR n’avait bénéficié d’une telle formation - ce que conteste la partie adverse. Pour elle, les tireurs pourraient aussi être des mercenaires étrangers recrutés par les commanditaires de l’attentat. La liste des suspects potentiels s’en trouve en tout cas réduite. « Il me paraîtrait logique que l’on cherche maintenant à savoir qui avait bénéficié d’une telle formation parmi ceux qui se trouvaient à Kigali au moment de l’attentat », souligne Me Maingain.
Fausse boîte noire
De cette responsabilité, du refus très français de regarder en face sa propre histoire, surtout lorsqu’elle concerne la part d’ombre prise par l’armée dans les répressions coloniales et postcoloniales en Afrique, et de la nécessité de défendre l’honneur de deux gouvernements et de deux présidents successifs, de droite et de gauche, est née l’incroyable enquête du juge Jean-Louis Bruguière. Une enquête entièrement menée à charge, sans jamais se rendre sur les lieux pour y effectuer la moindre expertise, sans aucun contact avec la partie incriminée et qui a abouti, en novembre 2006, à l’émission de mandats d’arrêt contre neuf hauts dirigeants rwandais, puis à la rupture des relations diplomatiques entre Paris et Kigali.
Les détails de ce désastre judiciaire, sur lequel Jeune Afrique s’honore d’avoir avec constance attiré l’attention de ses lecteurs depuis dix ans, apparaissent désormais comme une évidence. Faux témoignages de repentis, faux comptes rendus d’interception de messages radio, fausse boîte noire d’avion, faux timing des événements, laissant entendre que les troupes rebelles du Front patriotique rwandais avaient déclenché leur offensive dans le Nord quelques heures avant l’attentat du 6 avril, etc. En concluant de manière irréfutable que l’origine des tirs qui ont abattu le Falcon 50 provenait du camp militaire de Kanombe alors étroitement contrôlé par les forces régulières rwandaises et les miliciens Interahamwes, et non pas de la colline de Masaka, où auraient pu s’infiltrer les Tutsis de l’armée populaire de Paul Kagamé, les juges Poux et Trévidic ont réduit à néant l’ultime argument d’une fiction nauséabonde. En arrière-plan en effet se dessinent les thèses négationnistes du « génocide d’autodéfense », du « génocide spontané » et du « double génocide » encore agitées par une poignée d’intellectuels et de journalistes français - le dernier carré des extrémistes hutus en exil continuant, lui, de nier purement et simplement l’existence même d’un génocide.
Non lieu général ?
Reste enfin à élucider l’identité et la provenance des missiles. Pour Jean-Louis Bruguière et ses partisans, la messe est dite une fois pour toutes : il s’agissait de SA-16 provenant d’un lot en service au sein de la rébellion tutsie, laquelle selon eux aurait bien pu glisser quelques guérilleros kamikazes à l’intérieur même du vaste camp de Kanombe, aussi improbable que cela puisse paraître. Le problème est que nul n’a vu ces fameux lanceurs de missiles, si ce n’est un officier hutu de l’armée rwandaise à qui ces pseudo-preuves auraient été remises vingt jours après l’attentat par des civils fuyant les combats. Cet officier les aurait par la suite remises à des collègues de l’armée zaïroise, lesquels les auraient finalement et définitivement égarées...
Tout indique donc que l’instruction ouverte par le juge Bruguière puis manifestement contredite par ses successeurs depuis 2008 s’achèvera à terme sur un non-lieu général. Un nouveau chapitre, enfin positif, s’ouvrira alors entre Paris et Kigali, même si rien ne sera plus jamais comme avant 1994. Il restera alors à la France et à tous ceux, ministres et officiers généraux, qui eurent à connaître du génocide rwandais, à exorciser les démons du passé. Après tout, l’autocritique n’a jamais été synonyme de déshonneur, bien au contraire.
Quatorze années d’enquête
6 avril 1994
Le Falcon 50 transportant le président Juvénal Habyarimana et son homologue burundais Cyprien Ntaryamira est abattu à Kigali. Trois Français sont à bord : les deux pilotes et un mécanicien-navigant.
Le génocide commence (800 000 morts, selon l’ONU, en trois mois).
31 août 1997
Sylvie Minaberry, la fille du copilote français, dépose une plainte contre X avec constitution de partie civile au tribunal de grande instance de Paris.
27 mars 1998
Le juge antiterroriste Jean-Louis Bruguière est désigné pour ouvrir une information judiciaire concernant l’attentat.
Novembre 2006
Jean-Louis Bruguière délivre des mandats d’arrêt internationaux contre neuf proches du gouvernement rwandais. Kigali rompt ses relations diplomatiques avec la France.
Juin 2007
Marc Trévidic et Philippe Coirre reprennent l’enquête laissée par Jean-Louis Bruguière, mis en disponibilité à sa demande pour se porter candidat aux élections législatives en France.
9 novembre 2008
Rose Kabuye, la chef du protocole du président rwandais Paul Kagamé, est arrêtée à l’aéroport de Francfort (Allemagne) en exécution du mandat d’arrêt international. Elle acceptera son extradition vers Paris.
29 novembre 2009
La France et le Rwanda annoncent la reprise de leurs relations diplomatiques.
11-18 septembre 2010
Les juges Marc Trévidic et Nathalie Poux se rendent à Kigali avec un groupe d’experts pour identifier l’origine des tirs de missile contre le Falcon 50.
5-15 décembre 2010
Six des suspects encore recherchés rencontrent, au Burundi, Trévidic et Poux. Ils sont mis en examen, ce qui a pour effet de lever les mandats d’arrêt internationaux qui pesaient sur eux.
10 janvier 2012
Les conclusions de l’expertise commandée par les juges français sont présentées aux parties civiles. Elles invalident la piste jusque-là suivie par l’enquête française.
Jeuneafrique.com