leral.net | S'informer en temps réel

SENEGAL : Le rouleau compresseur Wade (Source Le Monde)

Le Sénégal traverse une zone de fortes turbulences à l’approche de l’élection présidentielle du 26 février. Certes, l’histoire démocratique de ce pays pionnier en la matière dans les années 1980 sur le continent africain a souvent été heurtée. La libéralisation de la vie politique sénégalaise au cours des trente dernières années est entachée de violences récurrentes, parfois meurtrières, et d’élections contestées. Et au regard des récents simulacres électoraux au Cameroun ou en République démocratique du Congo, ou de la brève mais sanglante guerre civile postélectorale en Côte d’Ivoire en 2011, le Sénégal fait figure de bon élève. Pour combien de temps encore ?


Rédigé par leral.net le Dimanche 19 Février 2012 à 22:30 | | 0 commentaire(s)|

SENEGAL : Le rouleau compresseur Wade (Source Le Monde)
De nombreux observateurs discernent dans les remous politiques et sociaux actuels à Dakar et en province - une colère catalysée autour de la volonté du président sortant Abdoulaye Wade (86 ans) de se présenter pour un troisième mandat - les prémices d’un "printemps sénégalais". Le pays, fort de sa tradition démocratique singulière en Afrique, échappera-t-il à de tels présages ?

Pourquoi la candidature d’Abdoulaye Wade est-elle contestée ? Le président sénégalais a été élu une première fois, en 2000, auréolé d’un long passé d’opposant. Un prestige, depuis, terni. Le "pape du Sopi" (le "changement" en wolof), adepte du libéralisme, avait alors mis un terme au "règne" des socialistes qui, sous la conduite de Léopold Sédar Senghor (1960-1981) puis d’Abdou Diouf (1982-2000), monopolisaient le pouvoir depuis l’indépendance, en 1960, de l’ancienne colonie française. En 2001, il avait donc soutenu une réforme de la Constitution destinée à éviter que les chefs de l’Etat ne s’éternisent au pouvoir. Le nombre de mandats consécutifs autorisés était dorénavant limité à deux, et la durée de chacun ramenée de sept à cinq ans. Abdoulaye Wade se vantait alors d’avoir "verrouillé" la Constitution qui lui interdisait de se porter candidat en 2012.

C’était avant. Depuis, le charismatique et beau parleur Abdoulaye Wade a réintroduit le septennat et lâché cette phrase devenue mythique - "Je l’ai dit, je me dédis" - pour expliquer son changement de cap et justifier sa nouvelle candidature, la troisième, validée le 27 janvier par les cinq juges constitutionnels, tous nommés par le chef de l’Etat. Malgré sa parole donnée et l’avis de juristes indépendants sur l’inconstitutionnalité de sa candidature.

En juin 2011, un premier coup de semonce populaire l’avait pourtant fait reculer. Il défendait alors une réforme électorale introduisant le principe américain du "ticket" associant président et vice-président sur le même bulletin de vote. Réforme qui, par un tour de passe-passe un peu trop voyant, lui aurait surtout permis de se faire réélire avec seulement 25 % des voix.

Le projet de loi a été retiré après plusieurs jours d’émeutes dans la capitale qui ont donné naissance à un vaste front d’opposition réunissant, sous la bannière du Mouvement du 23 juin (le M23) les rappeurs contestataires de "Y’en a marre", de larges pans de la société civile, des étudiants et jeunes diplômés promis au chômage, l’opposition socialiste et d’anciens premiers ministres de Wade tombés en disgrâce et passés de l’autre côté de la barrière politique.

Le M23 peut-il faire perdre Wade ? La largeur du front contestataire dissimule mal ses faiblesses. Le M23 est puissant par sa diversité. Il draine les flots mêlés des mécontentements politiques, économiques et sociaux, depuis les hommes d’affaires fatigués du clientélisme du pouvoir jusqu’aux mères de famille modestes éreintées par l’augmentation du prix du riz, en passant par les opposants politiques de toujours.

Le front est large, donc, mais hétéroclite. D’autant que le lancement de la campagne électorale, début février, mine maintenant le M23 de l’intérieur. Les têtes d’affiche politiques du mouvement anti-Wade sont aussi, chacun, candidats à la présidentielle et doivent se démarquer s’ils veulent avoir une chance d’être élus face au rouleau compresseur du président sortant. "La force de Wade, souligne un observateur, c’est d’affronter une opposition divisée (treize candidats), d’avoir "arrosé" énormément les chefs de village et les confréries religieuses, et de disposer des moyens de communication."

D’autant que le M23 n’est jamais parvenu à mobiliser suffisamment de gens dans la rue pour atteindre la masse critique qui aurait, peut-être, fait reculer le président sortant. Ainsi le 27 janvier. Ce jour de la confirmation de la validité de la candidature de Wade annoncé par le M23 comme le Grand Soir de la contestation, ils n’étaient que quelques milliers sur la place de l’Obélisque à Dakar (qui compte plusieurs millions d’habitants), très vite dispersés par les gaz lacrymogènes de la police.

Le M23 est-il mort ? L’approche du scrutin présidentiel dans un pays qui a déjà connu l’alternance démocratique a sans doute dissuadé nombre d’électeurs de descendre dans la rue avant l’élection. Dans la perspective de la campagne électorale à mener, les partis politiques ont probablement économisé leurs forces pour ne pas apparaître comme des semeurs de troubles, alors que le pouvoir avait averti qu’il maintiendrait l’ordre par tous les moyens.

Il n’empêche, beaucoup s’inquiètent de la réaction de cette somme de mécontents, si jamais la Commission électorale nationale autonome (CENA) annonce une victoire d’Abdoulaye Wade au premier tour, comme il affirme être en mesure de l’obtenir. Une telle annonce serait interprétée par l’opposition comme le résultat d’une fraude que la population pourrait ne pas accepter. Le M23 retrouverait alors une seconde jeunesse.

Le mouvement rappelle que les élections locales de 2009 avaient été un échec relatif pour le Parti démocratique sénégalais (PDS) d’Abdoulaye Wade, usé par le pouvoir et par une succession de scandales politico-financiers. Puissant dans les campagnes, le PDS avait perdu toutes les grandes villes, y compris Dakar où Karim Wade, très impopulaire dans le pays, fut largement battu alors que son père espérait que la mairie de la capitale serve à son fils de rampe de lancement vers la présidence.

Quel est le bilan des années Wade ? Sur le plan diplomatique, le pays s’est isolé au niveau régional en prenant le contre-pied de la position de l’Union africaine sur la crise libyenne. Les Etats-Unis ont plusieurs fois et ouvertement critiqué la candidature de Wade. La France, mezzo voce, a souhaité "un renouvellement de génération".

Sur le plan intérieur, sa gouvernance est mise en cause. "Il a préféré les constructions de prestige au détriment des services publics", note un observateur. Le Monument de la renaissance africaine symbolise cette critique. Trop chère et inopportune par rapport aux besoins de base de la population, cette oeuvre au style réaliste-socialiste signée par des Nord-Coréens a coûté 27 millions de dollars (20,5 millions d’euros). Elle a aussi généré des abus et des incompréhensions. Le président a ainsi défendu le droit de toucher, lui-même, 35 % du prix de chaque billet d’entrée payé par les visiteurs. Des terrains qui jouxtent le monument ont été attribués à vil prix à des amis du régime. Et la nuit, la statue brille de mille feux quand le reste de la capitale maudit les incessantes coupures d’électricité.

Au titre des acquis, les infrastructures routières ont été modernisées. Dakar, principalement, s’est métamorphosée : voies rapides, innombrables chantiers immobiliers, hôtels de luxe, centres commerciaux... Mais le reste a du mal à décoller. Le Sénégal reste planté à la quatrième place des économies d’Afrique de l’Ouest derrière le Nigeria, la Côte d’Ivoire et le Ghana. Malgré un important réservoir de terres cultivables, la "grande offensive agricole pour la nourriture et l’abondance" (Goana) lancée en 2008 ne permettra pas de sauver une très mauvaise saison 2011 pour la culture des arachides, l’une des principales ressources du pays avec la pêche et le tourisme.

Surtout, le taux de chômage officiel atteint des sommets (47 % de la population active), et une croissance insuffisante (4 % du PIB en 2010) ne permet pas aux 54 % des Sénégalais vivant sous le seuil de pauvreté d’échapper à leur condition.

Pourtant, le Sénégal est devenu, à la faveur de la crise ivoirienne qui depuis 2002 a découragé les investisseurs privés ou institutionnels, le principal récipiendaire de l’aide internationale dans la région. Une manne équivalente à plus de 10 % du PIB, indispensable, donc, mais directement liée au degré de stabilité du pays. Qu’en sera-t-il si le pays s’embrase après le vote ?

Christophe Châtelot

( Les News )