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Soudain, Gbagbo est là

Rédigé par leral.net le Mardi 12 Avril 2011 à 13:36 | | 0 commentaire(s)|

Abidjan (Côte d'Ivoire), Envoyé spécial - Dans le hall de l'Hôtel du Golf, la nouvelle éclate comme une grenade. A la porte du quartier général d'Alassane Ouattara, qui est aussi sa présidence temporaire, voici que survient, sans crier gare, Laurent Gbagbo. L'homme qui mène depuis le jeudi 7 avril un combat féroce pour le contrôle d'Abidjan face aux forces d'Alassane Ouattara, bunkérisé dans la résidence des chefs d'Etat de Côte d'Ivoire en essayant de déclencher le chaos total. Que diable fait-il au milieu de cette foule de soldats qui hurlent ? Il vient d'être capturé.


Pris ce matin, lundi 11 avril, par les Forces républicaines de Côte d'Ivoire (FRCI) et amené à l'Hôtel du Golf où Alassane Ouattara, reconnu vainqueur de l'élection présidentielle de novembre 2010 par la communauté internationale, vit confiné depuis quatre mois, sous protection de l'ONU.

Les militaires et militants pro-Ouattara qui se trouvent là se referment comme une mer de colère sur l'ennemi vaincu, qui n'en mène pas large. Suppliant qu'on l'épargne, il doit être poussé jusqu'au bar Le Flamboyant, l'asile le plus proche dans le hall, puis entraîné in extremis jusqu'à l'aile protégée d'Alassane Ouattara dont les partisans, fous de rage, se jettent sur la porte.

Deux hommes se disaient présidents dans la même ville, le même pays. Désormais il n'en reste qu'un, et son rival lui doit la vie. Alassane Ouattara avait exigé de ses troupes qu'elles épargnent Laurent Gbagbo et son entourage, préférant la perspective de la justice à une victoire tachée de ce sang-là.

D'autres prisonniers arrivent derrière, déchargés des pick-up par les combattants d'Alassane Ouattara. Combien sont-ils ? Au moins soixante. On ne les compte plus. Il y a les petits-enfants de Laurent Gbagbo, sa vieille mère. On les traite avec ménagement. Au comptoir en fer à cheval du Flamboyant, ils révèlent qu'ils meurent de faim. Il n'y avait plus rien à manger dans la résidence où Laurent Gbagbo et son entourage devaient lutter jusqu'à l'apocalypse promise par leurs prédicateurs, dont l'un est amené avec eux.

CHEMIN DE CROIX

La foule du Golf, qui a instantanément grossi à mesure qu'arrivent de nouveaux combattants et militants, reconnaît les durs du camp Gbagbo, ceux qui ont hurlé à la violence, ceux qui incarnent les crimes du régime. Une femme, dont le frère a été brûlé vif sur un barrage de patriotes pro-Gbagbo, se déchausse de son escarpin et essaye d'en frapper la créature méconnaissable qui passe à sa portée.

Il s'agit de Simone Gbagbo. L'épouse du président sortant, ultra du régime qui vient de tomber. Des mains furieuses ont mis ses habits en lambeaux. Ont fini d'arracher ses tresses par pleines mèches de cheveux. Un soldat exhibe un morceau de sa chemise, d'une étoffe mauve bon marché, "made in Thaïland". Déjà, des hommes tentent de lui racheter cette prise pour en faire des "protections" magiques. Les ennemis les plus irréductibles du couple Gbagbo continuent de toute évidence à leur accorder d'étranges pouvoirs, même dans la déchéance.

D'autres captifs descendent des pick-up. Qu'il est long, pour certains d'entre eux, le chemin de croix depuis le parking, tandis que pleuvent les gifles et les coups avant d'arriver au Flamboyant. Dans la foule, certains penchent pour le lynchage, d'autres font rempart de leur corps. On peine à reconnaître les visages dont certains sont déjà tuméfiés.

Est-ce Désiré Tagro, le proche de Laurent Gbagbo, ex-ministre de l'intérieur et éphémère secrétaire général d'une présidence désormais disparue, dont la mâchoire pend ? L'a-t-on, comme l'affirment certains, blessé à coups de crosse ? Déjà, un autre membre de l'entourage est frappé dans le hall de l'Hôtel du Golf, laissant sur le mur une longue trace pourpre. Charles Blé Goudé est signalé. Ce n'est pas lui, pourtant, qui entre. Le chef des patriotes serait en train de tenter d'organiser la résistance des patriotes à Dabou, une ville des environs d'Abidjan.

Mais voici "Légionnaire", Michel, le fils que Laurent Gbagbo a eu avec sa première femme française, et il croit venue sa dernière heure lorsque des soldats parviennent à le tirer vers les jardins du Golf. Il a dans les yeux la terrible supplique des hommes qu'une foule s'apprête à supplicier. Il est torse nu. Il saigne. On le cogne contre la vitre d'une salle de conférences dans laquelle, quelques instants plus tôt, étaient projetées les images terribles d'un homme sur le point d'être, lui aussi, supplicié.

Un supposé "étranger", arrêté à un barrage de "patriotes", les partisans de son père. Sur les images, filmées par téléphone portable, la victime est à terre, couverte de branches, avant d'être brûlée vive. Voilà la signature de la fin de l'ère Gbagbo. Michel ne connaîtra pas ce sort. On l'escorte à présent avec les autres, il est sauvé.

GIFLES ET COUPS DE PIED

Le soir, dans leur chambre, Laurent et Simone reprennent leurs esprits. Simone prie, refuse le dîner, va se coucher. L'ex-chef d'Etat déchu feint-il de faire bonne figure, ou est-il sous le choc ? Il demande des nouvelles de sa mère à un responsable de l'autre camp, et finit par clamer: "Je viens de loin, j'ai faim !" Il va falloir livrer 100 repas de plus aux captifs dans un Hôtel du Golf déjà à la limite de ses stocks. Certains responsables pro-Ouattara devront donc se passer de repas, sur ordre du nouveau chef de l'Etat.

Alassane Ouattara veut que la Côte d'Ivoire change d'ère. Il a ordonné aux chefs militaires, y compris ceux aux mains les plus sales, d'épargner le clan Gbagbo au moment de la capture. Les gifles et les coups de pied ne sont que la menue monnaie de ces gigantesques comptes à régler. C'est le commandant Wattao qui, dans la présidence tout juste investie, passera un gilet pare-balles à Laurent Gbagbo qu'on emmène pour lui éviter une balle perdue sur la route de l'Hôtel du Golf.

En fin de matinée, lundi, Laurent Gbagbo et les siens avaient tenté une sortie de la résidence, en feu depuis le tir d'un missile français, la veille au soir. Cela n'a pas suffi, car au premier assaut, les tirs des dernières armes lourdes depuis le bâtiment couvert de marbre ont mis les assaillants pro-Ouattara en fuite. "Malgré les tirs , ils n'y arrivaient pas. On a dû ouvrir une brèche dans le mur [de la présidence, d'un coup de canon] pour qu'ils puissent entrer", rapporte un soldat français présent sur place.

Quelques heures plus tard, à l'intérieur de la résidence, au milieu des hommes qui cherchent à défoncer la porte d'un coffre à coups de crosse, déclenchant un tir inopiné de kalachnikov, Diarassouba Ibrahima, l'un de ceux qui ont arrêté Laurent Gbagbo, "remercie beaucoup la France pour tout ce qui s'est passé. Parce que sans les conseils de la France, on n'aurait pas pu l'avoir. Les Français nous ont donné beaucoup de conseils !" Enfumé, Laurent Gbagbo a tenté de s'enfuir à bord d'une vedette sur la lagune. En a-t-il été dissuadé par un hélicoptère français en survol ? En tout cas, il a été saisi.

LE PILLAGE, UNE VASTE COMPÉTITION

Une heure plus tard, la partie centrale du bâtiment fume encore. La bibliothèque avec sa collection des classiques grecs et latins, où Laurent Gbagbo aimait donner ses interviews, finit de se consumer. Dans la salle de sport, des soldats boivent du dom pérignon dans des coupes en cristal, puis au goulot, pour faire plus vite. Le pillage est une vaste compétition, et l'entrée dans la résidence a été dure. Personne ne trouve l'entrée du fameux bunker d'où Laurent Gbagbo ne devait jamais sortir vivant. Peut-être était-ce une illusion de plus ? L'idée se perd dans le bruit des canalisations brisées, des coups pour mettre les placards en miettes.

Les baies vitrées de la présidence sont trouées de balles. Des petits soldats frappent le socle des statues de Félix Houphouët-Boigny, à la recherche de trésors cachés. D'autres démarrent aux fils les voitures du cortège présidentiel qui n'ont pas été carbonisées la veille. "Ils sont incontrôlables. Ouattara va avoir du boulot pour les gérer", commente un militaire français en regardant ces hommes sortant de pleines valises bourrées.

Un étage plus bas, un groupe de neuf hommes est tapi dans l'ombre, serrant des armes. Ils seront vite convaincus de les abandonner, et de se rendre. Promptement déshabillés, ils sortent en se tenant par l'arrière du slip, les yeux rivés au sol. "Des miliciens", hurle un soldat. "Les cuisiniers", chuchote un autre en contemplant les bedaines de ces hommes mûrs.

La défaite n'est jamais belle. La victoire d'Alassane Ouattara a, d'extrême justesse, évité d'être tout à fait laide.
Jean-Philippe Rémy, Le Monde