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Dimanche 10 Septembre 2017

A Castel Volturno, la mafia nigériane a mis la ville au pas




A 50 kilomètres de Naples, l'ancienne station balnéaire est devenue le royaume de la prostitution, de la drogue et du trafic de migrants.

A ses pieds, quelques pommes dans un sac en plastique. Deux bouteilles d’eau qu’elle a apportées ce matin à 9 heures mais, qui sont chaudes, en cet après-midi brûlant. Du liquide désinfectant, une boîte de mouchoirs en papier. En short moulant blanc, assise à l’ombre d’arbustes sur un cageot retourné, elle se remaquille. On est en pleine campagne, au bord d’un chemin perdu menant à une ferme.

Mariana, 23 ans, est nigériane. Elle râle contre le conducteur du tracteur qui, pense-t-elle, fait exprès de soulever des nuages de poussière. Tous les jours, depuis neuf mois, elle se prostitue jusque vers 18 heures. Elle paie son emplacement à l’exploitant de la ferme. Le matin, Mariana prend le M1B, un bus bleu, avec une quinzaine de filles.

De Castel Volturno, le bus emprunte la via Domitiana, reliant Naples à Rome depuis l’an 95. Mariana descend à l’arrêt du parc aquatique. Ensuite, un Nigérian la fait monter avec d’autres dans sa fourgonnette blanche. Il les dépose au milieu de nulle part.

Ainsi, à 30 kilomètres à la ronde de Castel Volturno, des prostituées – les ashawo – descendent de véhicules mystérieux dont les vitres, à l’arrière et sur les côtés, ont été peintes. Puis elles marchent à pas lents en téléphonant. Ou s’assoient au bord de chemins de terre, sous un parasol, parfois à deux ou trois. On en trouve aussi à la sortie du minuscule centre-ville, postées aux ronds-points ou devant les commerces d’articles de plage, toujours au téléphone, se remaquillant ou faisant mine de faire du stop.

Certaines sourient ; d’autres ont l’air tristes, perdues dans leurs pensées ou, à l’évidence, dans des substances illicites. De jeunes Nigérians déambulent à vélo. Beaucoup sont leurs « protecteurs ».

Les passes démarrent à 5 euros

En cinq jours et 950 kilomètres parcourus, nous en avons croisé une centaine. La mairie, les associations et Emergency, l’équivalent de la Croix-Rouge, estiment en ce mois d’août, leur nombre à 800. Parmi elles, des prostituées installées dans des maisons spécialisées, les « connexion houses ». Il y en aurait une quarantaine à Destra Volturno, un quartier pauvre aux rues aussi défoncées que certains de ses habitants.

Au bout de ce quartier, une plage sans baigneurs, sans bateaux. Dans ces maisons, les « passes » démarrent à 5 euros. Pour tous nos interlocuteurs, il ne s’agit plus de prostitution, mais de trafic humain et d’esclavage.

Le phénomène ne date pas d’hier, mais il a explosé en 2017 : plus 300 % ! Rome a nommé un «commissaire extraordinaire » pour plancher sur la situation alarmante de Castel Volturno. Les jeunes filles sont désormais recrutées dans les villages les plus pauvres et reculés du Nigeria. Comme celui où Mariana a rencontré « une dame très gentille ».

« Elle m’a promis que je suivrais des études en Europe, que je me marierais. Ma mère a donné son accord. » Comme tant d’autres Nigérianes, Mariana a fait le serment « juju » de rembourser les frais de son voyage : 3 000 euros. Un rite vaudou, rapide, au cours duquel on a brûlé une mèche de ses cheveux et une de ses culottes. « J’aurais juré n’importe quoi, je voulais partir. »

Mariana doit rembourser 30 000 euros

Le voyage a duré trois mois. Elle a traversé la Libye en camion et à pied, a frôlé la mort en mer. A Lampedusa, dans un camp bondé de réfugiés, un homme est venu la chercher, l’a conduite à Castel Volturno. Là, on lui a expliqué qu’elle devait rembourser 30 000 euros.

Comment faire pour s’acquitter de cette dette ? Mariana a protesté, comme beaucoup de filles avant elle. Elle a demandé à parler à sa mère, et sa mère, en larmes, lui a dit que la famille entière était menacée de mort. En neuf mois, Mariana a « gagné » 8 000 euros. Entre 10 et 30 euros la passe, 50 chez le client ou à l’hôtel. Sa mère croit qu’elle travaille dans un restaurant. Dans un peu plus de deux ans, la jeune femme ne devra plus rien. Elle sera libre. Elle ne pense qu’à ça.

Toutes les semaines, elle verse de l’argent à un Nigérian. Rarement le même. Intraçable, l’argent passe de main en main, jusqu’au Nigéria. Prostitution, drogue : les sommes qui s’évaporent sont astronomiques.

Cette mafia nigériane, surnommée la « Hache noire » (« Black Axe »), est formée d’anciens militaires qui ne sont pas des tendres. Ils reversent une sorte de dîme à la Camorra de Naples, qui lui « loue » son territoire, 20 000 logements, immeubles et villas construits illégalement dans les années 1960 par le clan local, les Casalesi. D’année en année, les Nigérians les ont squattés, pillés, désossés. Ils appellent ces quartiers, leur ghetto. Les Italiens : le Bronx.

La côte a été belle et la mer turquoise, mais qui s’en souvient ? Peut-être les pins, majestueux, qui jettent de l’ombre sur les routes cabossées. Le maire aussi, Dimitri Russo, qui nous vante l’arrière-pays, film à l’appui. Pas dupe, il sait bien de quoi parlera notre reportage. Il dit que la contestation commence à monter, chez ses concitoyens. D’autant que, entre les 70 ethnies nigérianes, la tension est forte.

Les mafieux nigérians ? « Je n’ai pas d’interlocuteurs. » Qui commande ? Mystère. « Ils vont et viennent. Je cours après des fantômes. » Rien n’est dépensé en ville. Tout part au Nigéria.

Petites supérettes comme New Life Africa, ou ce salon de coiffure, chez Lady Esther, coin d’Afrique qui jouxte un bar-tabac-journaux typique italien, où viennent causer les anciens. Esther coiffe en chantant et dansant. Elle est « leader singer » dans une de ces églises évangélistes dont certains prêcheurs rackettent les fidèles. Les travailleurs illégaux, en majorité ghanéens, ne passent pas inaperçus.

Ils sont plombiers, maçons, garagistes, ouvriers agricoles. A 6 heures tous les matins, au rond-point de Literno, appelé « la place aux esclaves » au Moyen Age, ils sont environ 500 qui attendent qu’on les embauche, comme naguère les Italiens, pour 30 ou 50 euros la journée.

A Castel Volturno, la saison des fraises est terminée. Celle des tomates a commencé à Foggia, à quelque 150 kilomètres. Ce mois d’août, on y a conduit une centaine de filles, exprès pour les travailleurs saisonniers.

Les dealers italiens viennent de loin se fournir à Castel Volturno

Enfin, les dealers. Ils sévissaient dans le splendide parc public La Pineta, qui s’étend sur 12 kilomètres. Il a été fermé. On trouve désormais la marchandise en toquant aux portes de villas autrefois ravissantes, aujourd’hui délabrées. Ou sur quelques « spots » au bord de la Domitiana.

Cette année, la O’fight, héroïne thaïlandaise, s’achète 40 euros le gramme. Même tarif pour la coke, revendue 150 euros à Rome. Car les dealers italiens viennent de loin se fournir à Castel Volturno.

L’hôtel a été luxueux. Réquisitionnée, incendiée, cette ruine ressemble maintenant à l’enfer. Au Boomerang viennent consommer des épaves, comme cette jeune Italienne, Angela, 27 ans, encore belle malgré sa maigreur et les bandages rougeâtres qui serrent ses bras. Elle a commencé au crack à 15 ans. Son petit ami, Tafo, sénégalais, erre avec elle en titubant dans les étages.

Des seringues, des centaines de bouteilles de bière vides et des matelas pourris jonchent le carrelage éclaté. Ici ou là, une boîte de Naloxone, pour éviter les overdoses. Un étage plus haut, qu’on atteint en franchissant une échelle, un dealer sain et musclé guette.

Puis, dans un recoin sombre éclairé d’une bougie, des chuchotements, des râles de personnes qui se shootent. Par terre, des morceaux de pizza desséchés que les chats hésitent à manger.

Retour dans la campagne. Derrière l’emplacement de Mariana, un sous-bois longe une rivière. En sort soudain Fevo, 27 ans, boîtant sur ses talons. La voiture de son client fait demi-tour dans un champ, juste en face.

A ceux qui l’abordent, Fevo lance toujours : « Money, music ! » Et à ceux qui démarrent en trombe sans payer, elle hurle : « Dieu te regarde ! » En 2016, elle a quitté un camp de Lampedusa pour faire ce travail de son « plein gré » et aider sa famille au Nigéria.

Elle partage avec Mariana et deux autres filles, un appartement illégal, 200 euros par mois, payés à un Nigérian.

Les filles qui arrivent, sont de plus en plus jeunes

Sergio, 40 ans, ancien de Médecins sans frontières, est depuis cinq ans l’un des quatre médiateurs culturels d’Emergency, cette institution italienne pour les zones de guerre. Des locaux flambant neufs, un médecin, deux infirmiers.

Les vendredis, leur van distribue préservatifs et seringues. Sergio fait aussi de la prévention. « Depuis le début de l’année, ce sont chaque mois une centaine de nouvelles filles qui se présentent pour un diagnostic médical, explique-t-il. Cent quatorze en août. »

Pas de mineures sur les trottoirs. Elles seraient aussitôt dénoncées. La mairie de Castel Volturno en loge vingt dans des familles. « Les filles qui arrivent, sont de plus en plus jeunes, poursuit néanmoins Sergio. Elles pensent que de simples antibiotiques suffisent à éviter les MST ou le sida. Certaines l’ont attrapé en Libye, où elles ont été violées. »

C’est le prix à payer pour franchir les barrages. Depuis janvier dernier, Emergency a pratiqué 116 avortements. « Ce qui suppose qu’il y en a bien plus dans les hôpitaux, estime Sergio.

Sans parler des IVG clandestines, dans les “connexion-houses”. Pour perdre leur enfant, les filles avalent à haute dose du Cytotec, un anti-acide gastrique. » Sergio désespère de pouvoir les sortir de cet esclavage. « Les maisons de protection de la région sont débordées. Plus une seule place. »

Depuis vingt ans, les mardis, le Dr Natale, qui préside l’association Jerry-Masslo, du nom de ce Sud-Africain tué en 1989 par des Italiens, lors d’une ratonnade, tient une permanence médicale Casa Fernandez. Vingt lits dans ce centre de charité.

« Toutes les femmes que je reçois en consultation, sont passées par la prostitution. Je vois maintenant arriver la deuxième génération. » Les cinquante bénévoles de Casa Fernandez sont profs de langue, avocats, gynécos et dentistes. Les jeunes, tel Alessandro, distribuent vêtements et médicaments dans la rue.

Certaines des plus anciennes sont parfois devenues « Madam », « Manache » en nigérian, maquerelles en français. Un signe de réussite. A Emergency, Sergio a croisé le mois dernier une Nigériane de 30 ans qui lui a annoncé, toute contente : « Je viens d’acheter une fille ! » Elles coûtent 3 000 euros au pays. Il existe des « Madams » féroces, encore plus cruelles qu’on ne l’a été avec elles-mêmes.

Blessing Okoedion a 30 ans. Cette jolie Nigériane consacre sa vie aux victimes de ce trafic. Au Nigeria, elle avait une boutique Internet et réparait les ordinateurs. En 2013, une femme lui propose d’aller travailler en Espagne, pour un ami. « Tu gagneras bien davantage ! » En Espagne, on lui dit que l’ami en question, est en Italie. Elle s’y rend. Un couple l’accueille à Naples. « Ils m’ont volé tous mes papiers, expliqué que je devais travailler dans la rue pour les récupérer. »

Blessing file chez les carabinieri pour les dénoncer. Ce sera sa chance. Elle est conduite sous protection à Caserte, chez les bonnes sœurs de Casa Rut. De son aventure, elle a tiré un livre, « Le courage de la liberté », paru cette année en Italie. Elle rêverait qu’un grand nombre de victimes suivent son exemple.

Seul moyen d’arrêter les trafiquants. Car il est très difficile de les identifier. Les chefs de Black Axe se déplacent sans cesse, comme des ombres. Europe, Nigéria. Ils ne flambent pas. Ni villas ni automobiles de luxe. Peu d’arrestations, car les Nigérianes ont peur. Priorité de la police : enquêter sur d’éventuels corrompus dans l’administration de la ville.

La semaine dernière, une jeune prostituée désespérée est venue confier à Blessing son cas de conscience. Du Nigéria, sa mère lui a dit : « On est tous menacés, mais je t’en supplie, échappe-toi de cet enfer, que je meure heureuse. »



Parismatch
 
La rédaction






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