Vendredi 28 août. Le téléphone sonne dans le bureau du directeur de l’Institut supérieur des sciences de l’information et de la communication (Issic). Il décroche et dit plus tard au bout du fil : «Je suis en train de raconter à un journaliste du Quotidien comment je t’ai draguée à Montréal.» Vingt-deux ans plus tôt, à 10 mille kilomètres du village de Diaklé situé à deux km de Sokone, il repère au cours d’une soirée sénégalaise une «belle jeune fille, mince, grande, en jean, avec une voix particulière…On s’est salués». Elle lui fait perdre la tête, il se promet de la conquérir…
Un homme de défis, «physiquement courageux», «sérieux», «bon vivant», «homme du mon de», «bon diseur d’histoires.» Vraies. Des anciens de l’Asso ciation des Sénégalais du Canada que nous avons interrogés off the record dépeignent Latif Coulibaly en «homme complexe». Sous ce mystère, gisent l’animateur de manifestations sénégalaises à Montréal, le citoyen «conscient», l’étudiant «féru» de politique, l’«informé» qui piaffait d’annoncer ce que les autres ignoraient. «On aimait l’écouter», nous dit sous le charme l’une de ses connaissances canadiennes. Sans doute parce qu’il savait déjà qu’il dégageait «un vrai panache intellectuel». Au sein de la communauté sénégalaise, Latif Coulibaly, «chaleureux» et d’«agréable compagnie», portait en lui «un caractère de leader naturel» d’où n’était pas absente une petite dose de «vantardise».
SEDUCTEUR OU DRAGUEUR ?
Dans la métropole québécoise, Noël approche, propice à la drague. L’image de la fille entrevue plus tôt le taraude. «J’avais une envie folle de la revoir», avoue-t-il. Par bonheur, le numéro de téléphone de la cible lui tombe sous le nez. «Je n’arrivais pas à la joindre. J’ai laissé tomber.» On est en septembre 1987. Le destin entre en jeu. Des proches ou amis jouent plus ou moins les facilitateurs. Le 22 décembre, un premier miracle. «On a bavardé ce jour là», raconte Latif. De tout et de rien. Puis de choses nettes. «Qu’est-ce que tu fais le 31 décembre ?», lui demande-t-il. «Je dois aller à Boston, chez mon frère.» Elle avait donc un programme ficelé pour la fin d’année. Quelques jours après, «elle n’en avait plus».
Dragueur, séducteur mais «à mon insu», précise-t-il, celui qui est à la fois juriste, journaliste, écrivain… polarise trop d’interrogations. Clairement, les femmes ne le laissent pas de marbre. Lui-même le confesse. Un jour, en présence du doyen Abdoulaye Ndiaga Sylla, il dit à des étudiants de l’Issic : «Tout ce que l’on peut me reprocher, c’est d’aimer les femmes. Dites-moi, vous les hommes, qui d’entre vous n’aime pas les femmes ?»
Une étudiante nous dit sans ambage qu’il «drague» certaines d’entre elles. Lui s’exile sur un autre palier. Philosophique. «La drague est l’expression d’un désir. La séduction, celle d’un savoir-être, d’une élégance. Il y a l’esthétique dans l’idée de séduction, c’est une forme de sublimation du rapport à l’autre. Malheureuse ment, les Sénégalais font beaucoup de confusion.» Son grand pote de toujours, Babacar Ndiaye, qu’il fréquente depuis le 7 octo bre… 1963, lui reconnaît ce penchant dragueur, mais c’était il y a bien longtemps. «Comme tout homme, il a fait comme tout le monde. Aujourd’hui, il s’est rangé. Il n’a jamais pris d’alcool, et la cigarette l’indispose.»
La séduction - où la drague - il en a usé à Montréal quand il urgeait pour lui de gagner le cœur de Diarra Sow. Latif Cou libaly l’invite à dîner un 1er janvier dans un restaurant français de Montréal. Il n’a pas les poches pleines, mais le sacrifice en vaut la peine. «J’ai dû débourser 70 dollars. Pour un étudiant comme moi, ce n’était pas évident.» Un étudiant de «moyen standing», note un ancien du Canada. «Il fallait impressionner», dit-il avec un sourire malicieux. Au milieu de la table, une chandelle ! Il se savait quelque part irrésistible, même si on ne lui avait pas rapporté des paroles de la demoiselle : «Il est gentil, il me plaît !»
Mais quand ce soir là, il lui glisse tendrement ce petit mot à l’oreille : «Je veux t’épouser», la jeune fille de 21 ans ne le prend pas au sérieux. «Elle m’a trouvé plutôt drôle». Prise par ses études en Maths Spé, elle hésite car le projet de mariage lui semble lourd. Latif aura eu besoin du coup de main de sa future belle-sœur pour apaiser les craintes de sa Diarra. Après quelques mois de «sortie», ils se disent «oui» le 25 août 1988. Un oui qui cassa les liens que le séducteur sokonois entretenait avec une journaliste de Radio Canada. «Je ne lui ai rien caché, il m’était facile de me désengager.»
«Arrogant, moi ?»
Latif Coulibaly «déteste passer inaperçu». On le dit «arrogant», «imbu de lui-même», «rétif à la contradiction». Cette forme de critique lui pèse. «Ça me blesse car je ne suis pas arrogant !», lâche-t-il après un soupir d’impuissance. Un de ses élèves le juge «plutôt humble, gentil, sans façon, et il déjeune même avec ses étudiants». Pour lui, c’est une histoire de «petit malentendu avec l’opinion». Le «grand défaut» qu’il se reconnaît ? «L’impatience qui peut conduire à l’intolérance.» Son ami Babacar Ndiaye le taxe d’«impulsif». Au fond, est-ce son désir de «prouver qu’il a de la valeur», selon le mot d’un observateur, que Latif Coulibaly prend autant de risques dans ce qu’il fait ? «Il est brillant et très utile pour la Nation, relève un cadre d’une société de pointe. Mais il va cesser d’être intelligent s’il n’arrête pas de cultiver un certain manichéisme dans sa démarche. Aujourd’ hui, les choses me semblent plus compliquées que des documents bruts.»
Une consœur spécialiste de la communication l’époussette en «garçon courageux, qui a de l’aplomb, même si cette témérité sert son positionnement – il faut bien entretenir son statut de star». Mais pour elle, l’enjeu est ailleurs. «Ce que l’histoire retiendra est ceci : Latif a débarrassé le pays de Karim Wade, il lui a assené un coup fatal. C’est un Karim désarticulé, l’ombre de lui-même qui va désormais arpenter les rues de Dakar. Il a, au fond de lui, abandonné tout rêve de magistrature suprême. Qu’importe les réponses qu’il nous apportera sur l’Anoci, il est mort politiquement.»
Son combat, Latif Coulibaly l’inscrit dans la logique d’une responsabilité à assumer. «Je déteste les pseudo-scientifiques de l’intellectualisme qui se disent neutres par rapport à tout ce qui se passe dans ce pays. C’est de l’indifférence pure et simple.» Dans son collimateur, Aliou Sow, le ministre délégué aux Collectivités locales. «Ce n’est pas avec un diplôme qu’on est intellectuel.» Par opposition, il admire Jean-François Kahn, le fondateur de Marianne. «Celui-là, j’aime son esprit iconoclaste, le doute professionnel formidable qu’il cultive, ainsi que sa capacité à dire merde.»
La famille, sa fierte
Le Canada lui a tout donné : une femme et un «Phd en Sciences de l’éducation appliquées à la communication, avec comme problématique la formation des journalistes». Mais sa famille est irremplaçable. Il fallait toutefois que le destin lui arrachât deux êtres chers : le grand-frère aîné, emporté à 44 ans et qui a laissé au clan 6 bouts de bois de Dieu. «Il a vraiment joué le rôle du papa après le décès de mon père» ; et une sœur rappelée à l’au-delà alors qu’elle n’avait que 33 ans. «Je venais juste après elle.» Orphelin à 19 ans, Latif Coulibaly n’est pas peu fier des siens. «De papa, j’ai appris le sens de la famille.» Le vieux, lignée du prestigieux Maba Diakhou Ba, tenait un petit commerce à Sokone où son érudition lui donnait le droit d’enseigner le Coran et les sciences islamiques. «De maman, j’ai tiré l’amour de la rigueur dans ce que j’entreprends. Elle savait que nous avions le devoir d’apprendre et de travailler. Elle nous y a boostés.»
Tout l’amour familial tournait autour de ce duo couvreurs de gosses. «Mon père était un peu permissif, mais c’était son côté généreux. Un jour, alors que j’avais 8 ou 9 ans, il a pédalé sur 2 km de piste pour aller me chercher un paquet de bonbons qu’il avait oublié de m’apporter. Ça me marque encore aujourd’hui !» La rigueur était du côté d’une mère qui savait surprendre. «Un jour, elle nous a dit : la seule chose que je vous conseille, c’est de rester monogame. C’est extraordinaire qu’une femme sénégalaise dise cela, une femme de l’intérieur du pays en plus.»
A 54 ans, l’enfant de Sokone se veut donc «un Sénégalais ordinaire» issu d’une «famille modeste», cinquième d’une fratrie de 10 enfants «soudée comme une tribu» corse dont les éléments se retrouvent très souvent chez le grand-frère magistrat. «Cheikh Tidiane est un homme d’une très grande droiture et un très grand intellectuel. Il est d’une rigueur peu commune, un très bon musulman, meilleur que moi. Je sais pouvoir me ressourcer chez lui car il perpétue l’héritage du père.»
HOMME LIBRE
Saloum-saloum viscéralement attaché à sa ruralité, Latif Cou li baly découvre Dakar en 1973 après des études primaires et secondaires «peu brillantes». «J’é tais l’exception dans la fa mille. Mon meilleur rang à l’école primaire, c’était 8e ex-æquo.» Un cursus dont la qualité sera nettement améliorée à l’université de Dakar d’abord, à Montréal ensuite. «C’est la souffrance de papa, quand il réceptionnait mes bulletins de notes, qui m’a réveillé.»
Un réveil brutal qui, en que lques années, le propulse en tête de la black-List des «têtes brûlées» qui terrorisent les gouvernants libéraux. Pis, un réceptacle de fantasmes. «J’ai rencontré feu Omar Bongo Ondimba pour un reportage, Amadou Toumani Touré du Mali. Mais on a fait de Blaise Compaoré mon parrain alors que je ne l’ai jamais rencontré», constate-t-il. En réalité, «je ne suis pas un journaliste qui m’épanouis auprès des puissants. Ces gens ne m’intéressent qu’à distance». Sa devise : rendre les gouvernants insatisfaits de ce qu’ils font, selon la célèbre devise d’un journaliste du Washington Post. «La plus grande insulte que l’on puisse adresser à Latif, c’est de penser qu’il est manipulé, nous dit quelqu’un peu suspect de tendresse à son égard. Cet homme dispose au contraire d’une autonomie de pensée assez remarquable au vu de ce qu’il pouvait tirer d’une accointance avec les gens du pouvoir.»
Bretteur impénitent que la pratique sportive a toujours «emmerdé», autant qu’«ama teur de mbaxalou saloum», il fait ce qu’il fait «par envie». Et par devoir. «Tant que Dieu me donnera des forces et tant que cette famille (Ndlr : celle des Wade) s’acharnera sur les Sénégalais, je les combattrais par la vérité.» Un combat de plus large portée à ses yeux, car «il est inacceptable que les politiciens inversent le principe de la primauté que l’espace public doit avoir sur l’espace politique». Mais où s’arrêtera-t-il ?
Par Momar DIENG
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