Après avoir été embastillé en 1968, incorporé de force dans l’armée pour un an en 1971, enseignant, chef de parti, plusieurs fois ministre, député et vice-président de l’Assemblée nationale, il a finalement troqué son costume à col Mao pour celui de diplomate.
Numéro deux de la mission de maintien de la paix des Nations unies au Mali, puis représentant spécial du secrétaire général de l’ONU pour l’Afrique centrale (basé à Libreville), il a brigué sans succès, en janvier 2017, la présidence de la Commission de l’Union africaine. Après une courte traversée du désert, il a été bombardé, début mai, envoyé spécial de l’ONU dans la crise malgache.
Auteur de plusieurs ouvrages remarqués, dont un Mai 68 à Dakar en cours de réédition chez L’Harmattan, à Paris, l’ancien étudiant révolutionnaire revient en détail, pour Le Monde Afrique, sur les graves événements qui ont failli emporter le régime du poète-président Léopold Sédar Senghor…
Quel était le contexte général en Mai 68 à Dakar ?
Mai 68 n’est pas tombé comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. Au dernier trimestre de 1967, il y avait déjà des nuages orageux dans le ciel sénégalais. Ils annonçaient une crise majeure, même si le régime affichait une autosatisfaction pour le moins insolente. Le président Senghor venait de réussir une OPA sur le Parti du regroupement africain [PRA-Sénégal], la formation d’Abdoulaye Ly, Assane Seck et Amadou-Mahtar M’Bow, trois grandes figures nationales. Il était aux anges ; or, non seulement la manœuvre d’absorption n’a pas marché, mais une partie de la base du PRA-Sénégal n’a pas cautionné ce ralliement opéré par le haut. Les trois recrues, qui tiraient leur aura de la lutte anticoloniale, se considéraient tout aussi légitimes que le président Senghor dont elles lorgnaient le fauteuil.
L’économie sénégalaise était moribonde…
C’est vrai ! Dès 1966, la France avait décidé de ne plus subventionner la production arachidière, principale source de revenus du Sénégal. La décision de Paris a eu des répercussions terribles sur les cours de l’arachide et la vitalité de cette industrie. Du jour au lendemain, des centaines de travailleurs ont perdu leur emploi.
Faute de pouvoir rembourser leurs dettes, des paysans ont été bastonnés en public par la police. Le prix de certaines denrées alimentaires a flambé. C’est dans ce contexte économique morose et dans une atmosphère tendue au sein du monde ouvrier et agricole que les événements de Mai 68 ont débuté.
L’ampleur de la révolte a surpris tout le monde. On sortait à peine d’une élection présidentielle…
En effet, le scrutin présidentiel de février 1968 a été remporté avec 100 % des suffrages exprimés par Senghor. Sa victoire et, surtout, le score obtenu prêtent rétrospectivement à sourire…
Quel a été le détonateur de Mai 68 ?
A la rentrée 1967-1968, le gouvernement a décidé de fractionner les bourses scolaires et universitaires, à cause des contraintes budgétaires et de l’augmentation du nombre de boursiers. Ce fut le branle-bas de combat sur le campus. A partir d’octobre 1967, il y a eu des assemblées générales pour dénoncer cette mesure unilatérale.
En guise de réponse, le gouvernement nous a traités de « privilégiés », de « petits-bourgeois ». Le 25 mars 1968, nous avons lancé une grève d’avertissement. Les autorités ont fait la sourde oreille. A partir d’avril, nous avons déclenché une grève générale illimitée avec boycottage des examens. Nous pensions alors pouvoir tenir jusqu’en l’an 2000 [rires].
A quoi ressemblait l’université de Dakar en 1968 ?
Nous étions approximativement 3 000 étudiants, en majorité des ressortissants des anciennes colonies de l’Afrique occidentale française. Il y avait des Dahoméens [actuels Béninois], des Voltaïques [aujourd’hui, Burkinabés], des Nigériens, des Guinéens, des Maliens, etc. L’université de Dakar, c’était l’Afrique de l’Ouest en miniature.
Il y avait par ailleurs beaucoup de Français, pour la plupart des filles et des fils de ceux qu’on appelait alors les « assistants techniques ». Les étudiants sénégalais étaient très minoritaires. Et à l’époque, 80 % des enseignants des collèges et lycées et 95 % des professeurs de l’université de Dakar étaient des Français.
Les étudiants étrangers ont-ils pris part à la révolte ?
Le mouvement concernait au départ les seuls étudiants sénégalais, opposés au fractionnement des allocations d’études. Nos camarades ouest-africains nous ont rejoints au fur et à mesure que la grève prenait de l’ampleur. Ils étaient regroupés au sein de l’Union des étudiants de Dakar [UED]. Les étudiants sénégalais militaient, eux, dans les rangs de l’UDES, mais nous étions solidaires les uns des autres.
Comment s’est déroulée la suite du mouvement ?
Comme le gouvernement ne satisfaisait pas à nos revendications, nous avons décidé de bloquer le fonctionnement de l’université en y installant des piquets de grève. Le 29 mai, les policiers sont intervenus dans l’enceinte de l’université. La charge fut violente. Ils ont tout saccagé sur leur passage. On a déploré la mort, dans des circonstances jamais élucidées, de Salomon Khoury, un étudiant libano-syrien.
Après avoir vidé les chambres de leurs occupants, les forces de l’ordre nous ont réunis dans la cour. Nous avons été transportés par camion dans les différentes casernes de la place, puis regroupés au camp Archinard, situé non loin de l’endroit où sera érigé, bien plus tard, le monument de la Renaissance africaine, à Dakar. Nous y sommes restés une dizaine de jours.
Le traitement inhumain dont nous avions fait l’objet suscitera une réprobation générale dans le pays. Par solidarité avec les étudiants, les élèves, collégiens, lycéens et travailleurs sont entrés dans la danse.
L’ensemble du Sénégal était en effervescence. Craignant d’être lynchés, les ministres évitaient de mettre le nez dehors. Des véhicules immatriculés « SO » [services officiels] ont été incendiés, les bâtiments publics pris d’assaut.
Débordé, le gouvernement s’est dit ouvert à la négociation. Les syndicalistes, les élèves et étudiants embastillés ont été libérés, mais l’université restera fermée jusqu’en septembre.
Quel rôle les communistes du Parti africain de l’indépendance (PAI) ont-ils joué dans la révolte ?
Leur rôle a été central. A l’époque, il y avait l’Union progressiste sénégalaise [UPS], le parti de Senghor, le seul bénéficiant de la reconnaissance officielle.
Toutes les autres formations politiques étaient non reconnues ou dans la clandestinité. Le PAI, dissous en août 1960, quelques mois après l’indépendance, avait des cellules clandestines dans le mouvement étudiant, notamment par le truchement du MEPAI, le Mouvement étudiant PAI, dont j’étais membre, comme la majorité des autres dirigeants de la mobilisation.
La plupart de nos camarades ouest-africains étaient, eux, membres du PAI global. Le PAI avait, à l’époque, des démembrements dans l’ensemble des pays francophones de la région. C’était un mouvement fédéral. Il y avait ainsi le groupe national Mali, le groupe national Dahomey, etc.
Ces mouvements nationaux ont créé, en 1966, l’UED, ce qui allait faciliter la concertation avec les étudiants sénégalais regroupés au sein de l’UDES. A côté du PAI, il y avait d’autres mouvements actifs, mais avec moins d’emprise sur les étudiants : le Front national sénégalais de Cheikh Anta Diop, ou encore le Parti communiste sénégalais, de tendance maoïste, très influent chez les lycéens.
L’université fermée, comment avez-vous pu poursuivre votre action ?
Le mouvement s’est déplacé dans les quartiers de Dakar. Nous avons mis en place des comités de quartier à Rebeuss, à la Médina, à la Gueule-Tapée, à Fass, à Colobane, à Pikine, et à la Sicap. De là, nous avons continué d’exiger la réouverture de l’université.
Comment le président Senghor a-t-il réagi face à la crise ?
Il est passé par plusieurs étapes. Au plus fort des événements, il a dénoncé un mouvement « téléguidé depuis l’étranger » par ce qu’il appelait « l’impérialisme rouge », autrement dit les communistes chinois. A l’époque, il prenait soin de ne pas froisser l’URSS, avec laquelle il était lié par un important accord de pêche.
Il se méfiait, en revanche, de la Chine populaire. Il a pris un décret interdisant la circulation des Quatre essais philosophiques de Mao. Puis, contre toute attente, il nous a accusés d’être manipulés par les Américains.
Il stigmatisait, à mots à peine couverts, la « collusion entre l’impérialisme rouge et l’impérialisme le plus rétrograde ». Il nous reprochait par ailleurs de « singer » les étudiants français, alors que notre mouvement a démarré bien avant le Mai 68 parisien.
L’opinion n’a, semble-t-il, pas été convaincue par ses arguments…
Devant l’apathie de la population, il a changé de stratégie. Le 31 mai, il a annoncé, dans un discours radiodiffusé à destination du monde rural, que le Sénégal était envahi par un pays qu’il a dénommé « Toudjan ». Ce message était destiné à flatter la fibre patriotique des paysans et à les mobiliser.
Dans la foulée, il a envoyé des émissaires à travers le pays pour inviter les populations à venir sauver la nation en danger. Il fera venir par camions entiers à Dakar, des paysans armés d’arcs et de flèches pour affronter l’envahisseur imaginaire.
Mais la tentative de manipulation a fait flop. Senghor avait épuisé tout son arsenal juridique, politique, voire politicien. L’état d’urgence et l’état de siège, qui avaient été proclamés, n’ont pas suffi à ramener le calme. Les forces de l’ordre étaient débordées, les étudiants contrôlaient Dakar.
Pour la première fois depuis son accession au pouvoir, en 1960, Senghor était fragilisé. La situation lui échappait, la peur avait changé de camp. Il décida donc de demander à l’armée de prendre le pouvoir.
On a du mal à imaginer le président-poète invitant l’armée à prendre le pouvoir…
Ce fut pourtant le cas, aussi incroyable que cela puisse paraître ! Selon un document en ma possession, il a convoqué le chef d’état-major des armées, le général Jean Alfred Diallo, et lui a demandé de prendre le pouvoir. Après en avoir discuté les autres officiers de l’état-major, ce dernier aurait refusé d’obtempérer.
Il a rappelé par écrit au président Senghor qu’il n’appartenait pas à l’armée de diriger le pays tout en exigeant qu’il se débarrasse des éléments les plus corrompus de son entourage. Dans cette lettre dont j’ai une copie, il a invité le président à procéder à un remaniement ministériel en profondeur.
L’officier supérieur avait compris que nos doléances allaient désormais bien au-delà de simples revendications corporatistes. De fait, nous étions contre la corruption, contre la mainmise de la France sur l’économie nationale et le système éducatif.
L’armée a, dans la foulée, obligé le président à ouvrir des négociations avec les syndicats de travailleurs. Ensuite, le 13 septembre, le comité exécutif de l’UDES a négocié avec le gouvernement. Il a accepté le principe de la réouverture de l’université, à l’exception des départements considérés comme des « sanctuaires de la subversion », à savoir les sciences humaines, la faculté de lettres et celle de philosophie.
C’est de là qu’a germé l’idée de créer une université à Saint-Louis, avec le secret espoir d’éloigner de la capitale les facs réputées tumultueuses et hostiles au pouvoir.
Le mouvement semble avoir épargné les milieux d’affaires…
Replaçons les choses dans leur contexte ! A l’époque, l’économie sénégalaise, l’import-export, la Chambre de commerce et d’agriculture étaient aux mains des Français. Avec l’indépendance, en 1960, il n’y a pas eu de décolonisation économique.
Face à cette situation, des opérateurs économiques nationaux ont profité des événements de Mai 68 pour créer l’Union des groupements économiques du Sénégal [UGES]. Dirigée par un imprimeur, Alioune Diop, cette structure a publié un mémorandum virulent contre la mainmise de la France sur l’économie de notre pays.
Le président Senghor, considéré comme un vassal de la France, était furieux. C’est vous dire que Mai 68 au Sénégal fut, aussi, une révolte de fond contre la domination néocoloniale française.
Nous autres, étudiants, demandions tout. L’amélioration de nos conditions d’études, certes, mais aussi la liberté de parole, de réunion, le pluralisme politique et dans les médias, et la fin de la domination étrangère. Figurez-vous qu’il y avait, à l’époque, un seul parti politique autorisé, l’UPS, une seule radio, Radio-Dakar, un quotidien national, Dakar-Matin, qui deviendra par la suite Le Soleil.
Qui étaient donc les meneurs de la mobilisation ?
La direction du mouvement était, pour l’essentiel, composée d’étudiants membres, comme moi, du PAI, avec quelques éléments d’extrême gauche. Le plus connu était Mbaye Diack, le président de l’UDES. Dans le mouvement syndical, il y avait également beaucoup de membres du PAI, exerçant notamment dans les secteurs de l’enseignement et de la santé. Il y avait aussi des éléments nationalistes, comme Abdoulaye Thiaw, compagnon de route de [l’égyptologue et opposant] Cheikh Anta Diop et de Mamadou Dia, l’ancien président du Conseil arrêté en 1962 et condamné à la réclusion perpétuelle. On peut mentionner également des groupes autonomes, surtout dans les collèges et lycées.
On note l’absence des femmes parmi ces leaders…
Il n’y avait hélas pas de femmes dans le comité exécutif de grève à l’université de Dakar. A l’époque, il y avait très peu de femmes à l’université. Elles étaient mieux représentées et plus actives dans les comités de lycée.
Il convient, malgré tout, de mentionner la présence active à nos côtés de Mame Marie Faye, [qui est par la suite] devenue médecin et est, aujourd’hui, malheureusement décédée. Elle était membre, comme une ou deux autres femmes, du conseil d’administration du mouvement, à l’université.
A quel moment peut-on parler de dénouement de la crise ?
Le 13 septembre 1968, au terme d’âpres négociations avec les associations estudiantines, le gouvernement a accepté de faire des concessions en revenant sur la mesure de fractionnement des bourses et en décidant d’une ouverture partielle de l’université.
Avez-vous été tenté par la lutte armée ?
En Mai 68, jamais ! Nous étions pour une contestation du pouvoir par la grève et des manifestations de rue. Senghor a, bien entendu, tenté d’accréditer l’idée contraire, par voie d’affiches et de rumeurs savamment distillées dans l’opinion, mais le travail d’intoxication n’a pas pris.
Cinquante ans après, quel est l’héritage de Mai 68 ?
C’est un héritage à plusieurs étages. Après Mai 68, Senghor a eu l’intelligence de comprendre qu’il fallait réformer en profondeur le système politique. Le parti unique ne correspondait pas à la réalité du Sénégal.
Il a donc amorcé l’ouverture politique en créant le Club nation et développement, une sorte de soupape de sécurité dans laquelle il a essayé d’attirer quelques-uns de ses opposants pour ce qu’il appelait « des discussions libres ». Certains de nos camarades du PAI ont cédé au chant des sirènes.
Nous avons contre-attaqué en créant, en octobre 1969, le Club démocratie et progrès. Mauvais joueur, il a refusé de nous accorder le quitus de reconnaissance officielle. De 1968 à 1975, il aura tenté, en vain, de regrouper l’ensemble des syndicats sous la même camisole, avant de reconnaître la liberté syndicale, tout comme les associations estudiantines.
Puis, il s’est rendu compte que le multipartisme était inévitable. Il a progressivement ouvert le jeu politique. Il a été obligé de libérer l’ensemble des détenus politiques qui, pour certains, croupissaient en prison depuis une dizaine d’années.
Sur le plan économique, il a également lâché du lest en créant les conditions d’éclosion d’une classe d’affaires nationale. Les élections consulaires ont permis aux Sénégalais d’investir les chambres de commerce et d’industrie, poussant un peu plus les Français vers la sortie.
Senghor a nationalisé des secteurs vitaux de l’économie nationale comme l’eau et l’électricité. Il a demandé aux banques d’accorder davantage de crédits aux opérateurs sénégalais. Enfin, on lui doit la libéralisation de la loi sur la presse, qui a également permis aux partis politiques de se doter d’un journal.
Les premières radios privées sont arrivées bien plus tard, en 1994, sous Abdou Diouf. Mai 68 est un ferment qui a nourri dans la durée la société sénégalaise.
Il a fallu néanmoins attendre l’an 2000 pour assister à la première alternance politique à la tête du Sénégal…
Aussi étonnant que cela puisse paraître, l’alternance de mars 2000 est aussi un héritage de Mai 68. Après l’autorisation du multipartisme limité, puis du pluralisme intégral, nous nous sommes battus pour arracher l’alternance par la voie des urnes.
Il a fallu, pour cela, mettre en place à chaque veille d’élection, des coalitions de partis d’opposition. Cela a pris du temps, mais nous avons finalement obtenu une première alternance en mars 2000 et une seconde en mars 2012. Et si vous observez bien, ceux qui ont aidé Abdoulaye Wade à se faire élire en 2000 sont, pour beaucoup d’entre eux, des acteurs de Mai 68.
Et si vous deviez ne retenir que l’héritage le plus important ?
J’en retiendrai deux. D’abord, le fait d’avoir libéré la parole et les consciences. Hier, des chefs religieux n’hésitaient pas à donner à leurs fidèles des consignes de vote à l’approche des élections. Ces interférences tonitruantes sont devenues rares, ou ont même disparu. Désormais, chaque citoyen vote selon sa conscience.
Ensuite, Mai 68 a permis aux Sénégalais de se libérer de la domination économique française. Tout n’est pas encore gagné sur ce terrain-là, puisque beaucoup de nos concitoyens reprochent aujourd’hui au président Macky Sall de céder, parfois sans appels d’offres, des pans entiers du secteur industriel à des entreprises françaises.
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