Une femme dans chaque port, c’est l’ordinaire du marin. Hervé, lui, s’est arrêté au chiffre deux. Longtemps il a eu deux familles. « Cette situation n’est pas exceptionnelle, c’est en tout cas le fantasme de nombreux hommes », estime le psychanalyste Gérard Pommier. La bigamie est une réponse parmi d’autres à la question qui tourmente tout individu de sexe masculin : «Comment jouir d’une femme ?» Mais, pourquoi deux ? Pour alimenter continuellement le désir ! « Quand l’une est là, l’autre est forcément absente. Chaque partenaire exerce ainsi une fonction d’interdiction par rapport à la seconde, et le désir, qui se nourrit d’interdit, se trouve alors relancé », explique Gérard Pommier. Et puis, il y a le plaisir si excitant du secret, de la transgression, l’illusion d’échapper à la loi commune qui vous assigne une destinée unique. Hervé semble avoir conservé d’excellents souvenirs de cette période de sa vie…
Cet homme a du charme
Sans doute à cause de la vivacité qui anime ses traits plutôt quelconques et de sa pensée alerte. Il enchaîne souvent les idées sans terminer ses phrases. « La vie est d’un ennui ! Si on ne l’invente pas à chaque instant, elle vous assomme de sa banalité. Et, comme tout le monde, je n’en ai qu’une, alors… » Alors, durant plus de quinze ans, il va s’en créer deux.
Les circonstances lui sont favorables. A l’époque, il a 40 ans et vit en alternance à Paris et à Londres. En France, il élève déjà deux enfants avec sa femme Mariette, professeur, et dirige un important cabinet de conseil en investissement. En Angleterre, il va créer un cabinet similaire… et vivre avec une autre femme, plus jeune, dont il aura également deux enfants. Ensuite, cette double identité va tout simplement faire partie intégrante de sa vie. « En fait, c’est une question d’organisation assez facile à mettre en place, qui exige seulement d’importants moyens financiers. » Hervé achète tout par paire, sa garde-robe comme les cadeaux de ses dames, et, dans chaque foyer, le chien sera de la même race et portera le même nom. Un parallélisme parfait, sans aucune interférence, non par manque d’imagination mais pour éviter tout risque de confusion. Une seule personne partage son secret : sa secrétaire.
« Je n’allais pas passer quinze jours par mois seul ! »
« Je déteste profondément la solitude. Draguer prend du temps et c’est un rituel très répétitif », explique Hervé. Aussi, quand il rencontre Helen, il décide de prendre un appartement avec elle. « Cela s’est fait de façon très naturelle. Je lui ai dit que je n’étais pas marié et que je n’avais nulle intention de le faire. Elle, ça la sécurisait de vivre avec moi, alors… »
Et tout se passe pour le mieux. Quand il séjourne à Paris, Mariette, sa femme, organise sa vie autour de lui, profitant ensuite de sa quinzaine à Londres pour vaquer à ses propres activités. Même scénario outre-Manche. « C’est à croire que ce rythme est plutôt bon pour un couple », note Hervé. Deux ans plus tard, Helen attend un enfant. Hervé va-t-il enfin lui révéler la vérité ? « Mes deux couples marchaient bien. Je ne manquais ni à l’une ni à l’autre. Je ne voulais pas briser cette situation satisfaisante pour tous. »
Gérer une famille, c’est souvent un poids lourd à supporter. En gérer deux, c’est doubler charges et problèmes. N’aurait-il pas été plus simple de prendre une ou plusieurs maîtresses ? « Une maîtresse va toujours vous harceler pour remplacer votre femme, explique Hervé. J’avais déjà donné. Le mensonge était le seul moyen de constituer deux relations cloisonnées dans leur vérité propre, d’avoir la paix en éliminant toute source de rivalité. Il y avait aussi… une forme de jubilation dans le fait d’être soi-même double, différent pour l’une et pour l’autre. Mariette était la complice de ma jeunesse et de mes mauvais jours. Elle savait que je m’étais durement battu pour me faire une place et que j’avais parfois douté de moi-même. Notre relation était très tendre, même si Mariette s’est toujours douté que j’avais de temps en temps des aventures…
Helen ne me regardait pas avec les mêmes yeux. Pour elle, j’étais un homme accompli, raffiné, séduisant, sans autre problème qu’un emploi du temps surchargé. Au début, j’ai cru que je pourrais changer cette situation du jour au lendemain, décider de quitter l’une pour revenir avec l’autre et suivre un schéma familial classique. Mais, petit à petit, je suis devenu dépendant de ce système. J’aimais le regard maternant de l’une et celui admiratif de l’autre. J’aimais ces deux femmes. C’étaient deux plaisirs opposés, liés l’un à l’autre. Un piège contraignant, certes, mais quel beau piège ! » Et qui lui a valu quelques sueurs froides : « Mes épouses ont été hospitalisées en même temps. Ce jour-là, j’ai dû faire quatre fois l’aller-retour entre Paris et Londres ! Et il fallait que je fasse attention à peaufiner mes alibis… avec l’aide de ma secrétaire. Si j’étais censé rentrer de Casablanca, elle me dénichait une poterie marocaine… »
Craquer, poser sa tête sur l’épaule de l’une pour avouer l’existence de l’autre n’a jamais été une tentation ? « Je ne simulais rien. J’étais le plus vrai possible… en alternance. Quel est l’intérêt de se libérer un instant et de faire souffrir les autres pour longtemps ? J’assumais ce que j’avais construit, c’est tout. J’ai toujours pensé que j’avais cette capacité de vivre plus intensément que les autres. »
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