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Comment empêcher cette crise de la dette souveraine qui s’annonce


Rédigé par leral.net le Mercredi 5 Août 2020 à 00:00 | | 0 commentaire(s)|

À l’heure où la pandémie de COVID-19 continue de faire des ravages, plus de 100 pays à revenu faible ou intermédiaire vont devoir débourser ensemble 130 milliards $ en service de la dette cette année – un montant dû pour moitié à des créanciers privés. L’essentiel de l’activité économique étant en suspens, et les recettes budgétaires en chute libre, de nombreux États n’auront d’autre choix que d’entrer en défaut de paiement.
Comment empêcher cette crise de la dette souveraine qui s’annonce
D’autres rassembleront difficilement leurs ressources pour payer les créanciers, en sacrifiant des dépenses sociales et de santé pourtant cruellement nécessaire. D’autres encore recourront à toujours plus d’emprunt, repoussant le problème à plus tard, ce qui semble plus facile en période d’afflux massif de liquidités en provenance des banques centrales du monde entier.

De la décennie perdue de l’Amérique latine dans les années 1980 à la crise grecque plus récente, les exemples douloureux abondent qui nous rappellent ce qu’il advient lorsque des États ne sont plus en capacité d’honorer le service de leur dette. L’actuelle crise mondiale de la dette est vouée à pousser vers le chômage plusieurs millions de personnes, ainsi qu’à alimenter l’instabilité et la violence dans le monde entier. Beaucoup iront chercher du travail à l’étranger, avec un risque de vague submergeante pour les systèmes de douanes et d’immigration d’Europe et d’Amérique du Nord. Or, une nouvelle crise migratoire ne pourra que détourner l’attention de la nécessité urgente de remédier au changement climatique. Ces urgences humanitaires deviennent la nouvelle norme.
Ce scénario cauchemardesque peut être évité si nous agissons sans tarder. Les origines de cette crise de la dette qui s’annonce sont faciles à comprendre. En raison de l’assouplissement quantitatif, la dette publique (essentiellement les obligations souveraines) des pays à revenu faible ou intermédiaire a plus que triplé depuis la crise financière mondiale de 2008. Les obligations souveraines sont plus risquées que la dette « officielle » qui émane des institutions multilatérales et des agences d’aide soutenues par les pays développés, dans la mesure où les créanciers sont susceptibles de les laisser tomber comme bon leur semble, provoquant alors une forte dépréciation monétaire ainsi que d’autres perturbations économiques majeures.

En juin 2013, nous redoutions  que « les marchés financiers court-termistes, à l’œuvre aux côtés de gouvernements à la vision tout aussi étroite » ne « posent les bases de la prochaine crise mondiale de la dette ». Le jour du jugement est arrivé. Au mois de mars, les Nations Unies ont appelé à un allègement de la dette pour les pays les moins développés de la planète. Plusieurs pays du G20, ainsi que le Fonds monétaire international, ont suspendu le service de la dette pour un an, et enjoint les créanciers privés à en faire de même.

Sans surprise, ces appels sont tombés dans l’oreille d’un sourd. Le récent Groupe de travail des créanciers privés en Afrique a par exemple d’ores et déjà refusé  l’idée d’un allègement, large mais modeste, de la dette des pays pauvres. Résultat, une grande partie voire l’essentiel des avantages de l’allègement de la dette concédé par les créanciers officiels bénéficieront à des créanciers privés, qui eux n’ont pas l’intention de concéder quelque allègement que ce soit.

Conséquence, les contribuables des pays créanciers devront à nouveau compenser les prises de risque excessives et les prêts imprudents des acteurs privés. La seule manière d’éviter cela consisterait à opérer un moratoire global sur la dette incluant les créanciers privés. Sans une action forte de la part des pays dans lesquels les contrats de dette ont été conclus, il est toutefois peu probable que les créanciers privés acceptent un tel accord. C’est pourquoi les gouvernements concernés doivent invoquer les doctrines de nécessité et de force majeure pour faire appliquer des moratoires globaux sur le service de la dette.

Les moratoires ne résoudront cependant pas le problème systémique de l’endettement excessif. Pour cela, une restructuration profonde des dettes est nécessaire sans plus tarder. L’histoire nous enseigne que pour de nombreux États, une restructuration insuffisante et tardive ne peut que poser les bases d’une nouvelle crise. De même, le long combat mené par l’Argentine pour restructurer sa dette face à des créanciers privés récalcitrants, à la vision étroite, obstinés et impitoyables, démontre que les clauses d’action collective destinées à faciliter une restructuration ne sont pas aussi efficaces qu’espéré.

Le plus souvent, une restructuration inadéquate est suivie d’une autre restructuration dans les cinq ans, avec d’immenses souffrances au sein du pays débiteur. Les créanciers eux-mêmes y perdent à long terme.

Il existe heureusement une alternative, trop peu utilisée : les rachats volontaires de dette souveraine. Les rachats de dettes sont courants dans le monde des affaires, et se sont révélés efficaces à la fois en Amérique latine dans les années 1990 et plus récemment dans le contexte grec. Ils présentent par ailleurs l’avantage d’éviter les conditions très dures qui accompagnent généralement les swaps de dette.
L’objectif principal d’un programme de rachat consisterait à réduire le poids de la dette en obtenant une actualisation significative (ou « haircut ») sur la valeur nominale des obligations souveraines, ainsi qu’en minimisant l’exposition à ces créanciers privés risqués. Mais un programme de rachat pourrait également être élaboré sur la voie des objectifs sanitaires et climatiques, en exigeant que les bénéficiaires dépensent dans la création de biens publics un argent qui se serait autrement destiné au service de la dette.

Comme nous l’expliquons dans de récents travaux  publiés par le Center for Economic Policy Research, une facilité de rachat multilatérale pourrait être gérée par le FMI, qui est en capacité d’utiliser des ressources déjà disponibles, via sa fonction de nouveaux accords d’emprunt, ainsi que des fonds supplémentaires issus d’un consortium mondial d’États et d’institutions multilatérales. Les pays qui n’ont pas besoin d’une pleine attribution de droits de tirage spéciaux, l’unité de compte du FMI, pourraient en faire don ou les prêter dans le cadre de cette nouvelle facilité. Une nouvelle émission de DTS, qui est aujourd’hui clairement nécessaire, pourrait apporter d’autres ressources encore. Afin de veiller à une réduction maximale de la dette pour une dépense donnée, le FMI pourrait procéder à des enchères, en annonçant qu’il ne rachètera qu’une quantité limitée d’obligations.

À long terme, un mécanisme prévisible de restructuration de la dette, fondé sur des règles et basé sur le modèle du droit américain des faillites au niveau municipal (« Chapitre 9 ») est nécessaire. Ceci s’inscrirait en phase avec les recommandations  post-2008 de la Commission d’experts de l’ONU sur les réformes du système monétaire et financier international.

Les opposants à ces propositions font généralement valoir qu’elles détruiraient le marché international des capitaux. Or, l’expérience démontre le contraire. Personne ne peut extraire de l’eau d’un puits asséché. Une restructuration aura nécessairement lieu – la seule question est de savoir si elle s’effectuera de manière ordonnée. Nos propositions contribueraient à y parvenir, et renforceraient ainsi les marchés de capitaux.

En fin de compte, nous ne devons cependant pas avoir pour première préoccupation la santé des marchés de capitaux, mais le bien-être des populations des pays en voie de développement et des marchés émergents. L’allègement de la dette est une nécessité urgente, qui doit être appréhendée sans plus tarder en cette période de pandémie. Cet allègement doit être global, inclure les créanciers privés, et s’inscrire au-delà d’une simple suspension de la dette. Nous disposons des outils pour y parvenir. Il ne manque plus que la volonté politique.
Les opinions ici exprimées sont propres à leurs auteurs, et ne reflètent pas celles des Nations Unies ou de leurs États membres.
Traduit de l’anglais par Martin Morel
Joseph E. Stiglitz, lauréat du prix Nobel d’économie, et professeur à l’Université de Columbia, est économiste en chef au Roosevelt Institute. Il a également été vice-président principal et économiste en chef de la Banque mondiale. Son ouvrage le plus récent s’intitule People, Power, and Profits: Progressive Capitalism for an Age of Discontent  (Penguin, 2020). Hamid Rashid, ancien directeur général des affaires économiques multilatérales au sein du ministère des Affaires étrangères du Bangladesh, est directeur de la veille économique mondiale au sein de Département des affaires économiques et sociales des Nations Unies.
 



Source : https://www.lejecos.com/Comment-empecher-cette-cri...

La rédaction