Il avait tout pour réussir. Des diplômes décrochés à l’université de Düsseldorf, une épouse allemande de bonne famille, un enfant source de stabilité, des papiers allemands en bonne et due forme tant prisés par les migrants de tous les horizons, une santé de fer, une bonne prise en charge médicale, des dents saines et un pays d’origine, le Sénégal, qu’il pouvait visiter à sa guise….
Mais Abdou Laye, jeune homme brillant et prometteur, a raté sa vie. Il n’est plus que l’ombre de lui-même. Ce jeune homme jadis fringant et plein d’entrain est devenu un quadragénaire amorphe, le regard vitreux, la bave à la bouche. Une véritable loque humaine.
Rencontré au Parc Gorlitzer, dans le populeux quartier de Kreuzberg, Abdou a réussi la prouesse de tout bousiller, jusqu’à sa dignité d’homme. Le visage tuméfié, les lèvres grossies par les affres du froid, les dents jaunâtres laissant entrevoir des tartes dentaires, un pantalon gris crasseux, un pull rose tacheté, une jaquette noire et une écharpe bleue qui ne le protège vraiment pas du froid, Abdou Laye ne dialogue pas, il crie. Il ne discute pas, il se raconte. Derrière ses yeux exorbités et la mélancolie qui irrite ses paupières, l’homme se justifie plus qu’il n’explique, comme pour chasser les démons de cette mauvaise boisson, cette « eau de feu» qui l’empêche de vivre comme un homme normal. Il n’en veut à personne, mais n’a pas encore pris conscience que le problème vient de lui-même.
«Mon seul mal, c’est l’alcool. C’est parce qu’il fait froid que je bois», se justifie-t-il, laissant entrevoir des lèvres défaites et une dentition malheureuse. Lui, le bel homme adulé par la gent féminine, est devenu un vieux souvenir. Même s’il est encore vivant, il se raconte au passé. «C’est lui l’intellectuel du Parc», présente Alfousseiny, le Gambien debout sur ses 26 berges, qui le côtoie tous les jours dans ce gigantesque parc, devenu le réceptacle des migrants ayant raté leur vie. En fait, Abdou est la risée du parc. Lorsque ses camarades le présentent comme un «intellectuel», c’est plus pour le railler qu’autre chose. Histoire de faire comprendre que dans ce parc, on trouve toutes sortes de quidams.
Le piège de l’alcool…de la drogue
Drôle d’intellectuel en effet que cet enfant échappé de la Capitale du Rail (la région de Thiès située à 70 kilomètres de Dakar), venu étudier dans les années 2000 à l’université de Düsseldorf.
Très fin, il avait peu à peu eu la sympathie des Allemands par sa science et son intelligence précoce. Très vite, il a obtenu ses diplômes, rencontré la femme de sa vie, une Allemande avec qui il a eu un enfant. Mais son bonheur ne durera que le temps d’une rose. Il a vite sombré dans l’alcool au point de se retrouver dans le brouillard allemand. Il a aujourd’hui du mal à s’en extirper. Et, a surtout mal à l’idée de retourner dans son propre pays le Sénégal.
«Je ne me vois pas retourner au pays. Je n’y pense même pas», tranche-t-il net, déclenchant l’hilarité de ses compagnons du parc, qui comprennent son choix. Il préfère la solitude et la froideur du parc, au regard inquisiteur de la famille restée au pays. C’est son choix et personne ne peut le faire changer d’avis.
Abdou Laye, comme bien d’autres migrants ouest africains qui ont échoué dans ce parc, noie son mal vivre dans l’alcool, se shoote à la cocaïne et trouve ses sources de revenus dans la vente de drogue.
La drogue, ce mal nécessaire…
Dans ce parc, s’ouvrent des ruelles étroites longues et étroites où joggers et cyclistes rivalisent d’endurance pour tester leur condition physique. C’est dans ces bois que se terrent ces jeunes Africains, refilant leur marchandise illégale au premier venu, à ces touristes et autres Allemands accros à la coke ou à la marijuana, qui se faufilent dans les bois, donnant l’impression de ne rien chercher. Mais par leurs mines gênées, leurs gestes maladroits, ils envoient un signal à ces jeunes aux habits dépenaillés, aux visages désabusés, aux regards creux, de venir leur proposer leur «sale» marchandise. Souvent cachée dans de petits sachets, souvent planqués dans des trous creusés dans des coins du parc.
Ce jour-là, furtivement, un vieil homme blanc bien habillé d’un pantalon kaki et d’une chemise beige, marche tranquillement sur sa route. «Hallo ! », l’apostrophe le jeune Boubacar Diaby. L’homme hésite, puis s’arrête. Après une petite discussion, le marché est conclu. Boubacar lui refile un sachet de chanvre indien et l’Allemand lui donne sans se retourner un billet d’euro. En une fraction de seconde, l’argent a changé de main et la drogue s’est retrouvé dans la poche d’un vieil homme, adepte de sensations fortes.
C’est comme ça que depuis trois ans Boubacar Diaby, un jeune Gambien au teint noir, cheveux hirsutes, jean noir déchiré, passe ses journées dans ce parc. Il n’a aucune perspective d’avenir en Allemagne. Et il le sait. Il lui est impossible de se soigner, de travailler, de vivre décemment. Il n’a que la drogue pour se faire de l’argent. Pour survivre. Car toutes les portes lui sont fermées.
Pourtant son histoire mérite d’être racontée, même si elle est similaire à celle de beaucoup de jeunes de son âge tentés par l’émigration clandestine.
Du rêve d’Eldorado à l’enfer
C’est en 2011 que Boubacar a quitté la Gambie pour embarquer dans une pirogue de fortune. Il réussit à accoster au Maroc. Au royaume chérifien, il vivote entre petits boulots, se préparant à acheter avec trois de ses amis, une embarcation pneumatique pour tenter la traversée de la mer Méditerranéenne. Une expérience qui a failli tourner mal, puisque le bateau s’est laissé emporter par la force du vent. «Ce fut la grosse peur de ma vie », raconte-t-il.
Heureusement, les dieux étaient avec Boubacar ce jour-là. Il parvient à accoster dans une enclave espagnole. Le reste est un jeu d’enfant : il appelle un de ses amis installé à Madrid qui l’héberge et l’aide à travailler avec sa carte de séjour. Seulement, une mauvaise nouvelle venue du pays lui apprend que son père est décédé après son départ. Boubacar Diaby est atterré, effondré et décide séance tenante de rentrer au bercail. Sa mère s’y oppose catégoriquement. Lui, l’aîné de la famille, est le seul soutien de toute la maisonnée. Il doit désormais subvenir aux besoins de ses deux frères et trois sœurs.
Sur l’écran de son portable, trône une fille au visage d’ange : sa sœur malade. Une pression supplémentaire qui l’oblige à rester et à travailler dur pour lui acheter des médicaments et payer ses séances de consultations médicales. Paradoxe ! Lui a du mal à se faire soigner en Allemagne. L’administration ne lui reconnait pas le statut de réfugiés. Des réfugiés dont les dossiers sont traités dans un bâtiment imposant dans le nord de Berlin.
Dans l’antre des réfugiés de Berlin
L’endroit est propret. Des agents bodybuildés veillent à la sécurité des lieux. Parce qu’ici, des drames se jouent souvent. En désespoir de cause, certains migrants peuvent péter les plombs, déconner et se montrer violents. D’où la présence passive de gardes prompts à intervenir au moindre écart.
Dans cet établissement, les règles sont claires : il n’est pas permis aux Africains originaires de pays comme le Sénégal, la Gambie…, des pays considérés comme stables, de bénéficier d’asile en Allemagne. «Ils n’ont rien à faire ici. Ceux qu’on aide, ce sont plutôt les gens qui quittent leurs pays en guerre et qui viennent en Allemagne pour chercher du réconfort», dit Monika Hebbinghaus, la porte-parole du Land de Berlin.
Résultat : si les murs silencieux de cet imposant bâtiment pouvaient parler, ils en révéleraient des tourments bruissants, des douleurs vives. Beaucoup de destins se sont brisés dans le secret de ces murs gagnés par la mélancolie et la tristesse. Des étrangers se sont vus dénier une vie en Allemagne et pour de bon. Et leur monde s’est effondré pour toujours. «Le pourcentage de pays africains que nous acceptons est minime. C’est plutôt les pays en guerre qui méritent notre attention», freine-t-elle.
L’histoire de la jeune fille sénégalaise séquestrée par le vieil Allemand
Autre lieu, autre temps, autre réalité. Mais toujours des drames qui se jouent en plein Berlin.
Dans sa tenue décontractée, Makhtar Camara, Président du Conseil central de la communauté africaine d’Allemagne fait bonne figure avec sa structure créée depuis 2012, pour s’occuper de la détresse des Africains en Allemagne.
Dans sa tête si bien coiffée, il n’arrive pas à oublier l’histoire de cette jeune fille sénégalaise mariée à un vieil Allemand qui l’a longtemps séquestrée, l’a maltraitée, l’a traitée pratiquement en esclave avant de la jeter comme une vieille chaussette. Une histoire qui lui fend le cœur. Et qu’il raconte avec un trémolo dans la voix. «Une jeune Sénégalaise de 25 ans s’est fait expulser par son vieux mari allemand. Ils étaient mariés et l’Allemand connaissait mieux les règles de séjour en vigueur. Un bon jour, à cinq heures du matin, des policiers allemands sont venus lui dire de préparer ses bagages», raconte-t-il. C’est comme ça qu’elle a été embarquée séance tenante, sans qu’elle ne puisse comprendre ce qui lui arrivait.
Mais parfois le destin, jaloux, intervient pour sauver certaines personnes. A l’aéroport de Bruxelles où elle a transité, elle se rend compte subitement qu’elle s’est fait berner par son mari qui n’avait pas le droit de la faire expulser, car n’ayant pas respecté la procédure. «C’était de l’abus et la dame a dit non à temps», narre Camara. Les policiers belges, ayant compris sa détresse, l’ont ramenée jusqu’à Frankfurt à bord d’un véhicule et de là-bas, la bonne dame a pu revenir à Berlin.
En fait, le mariage peut offrir le droit de vivre en Allemagne s’il dure trois ans. Ici, l’administration accorde un an de durée de séjour d’abord, puis trois ans et une durée de séjour illimitée avant que la régularisation de la situation ne puisse intervenir. Pour ceux qui n’ont pas la chance de trouver un conjoint allemand, c’est la croix et la bannière pour disposer d’un permis de séjour, d’un papier attestant la possibilité de vivre en Allemagne.
Une situation inconfortable pour nombre de jeunes africains obligés de grossir le lot des Africains qui sont dans le brouillard berlinois. Certains allant jusqu’à s’allier avec de grands dealers aux procédés vulgaires et mafieux. Comme c’est le cas de Modou Diané, la vingtaine, barbe de trois jours, chemise et pantalon jean bleu déchiré.
Des geôles de la Libye au Gorlitzer parc
Modou a quitté l’Italie après un séjour forcé en Libye où il a subi des atrocités. Quand il se met à raconter son histoire, son visage s’enlaidit, ses lèvres tremblent. Il s’absente un moment et revoie défiler les atrocités qui lui ont été infligées.
«On m’a accusé à tort d’avoir volé un téléphone. J’ai été battu à mort dans les geôles libyennes, alors que je faisais l’objet de jalousie de la part d’un libyen qui voulait prendre ma place dans le commerce que j’exerçais», lâche-t-il embarrassé.
De supplice en supplice, de calvaire en galère, il est libéré au bout de 10 mois de détention. A sa sortie, il mène une vie de débrouille, de galère. Un jour, l’occasion de traverser la mer méditerranéenne se présente. Il ne la rate pas et le voilà qui grossit le lot des Africains du Parc Gorlitzer. Son récit est interrompu par les crépitements de son téléphone qui sonne, sonne, sonne…
Modou Diané farfouille dans ses poches, un numéro du Sénégal s’affiche à l’écran. Il décroche. La conversation est courte. Il revient s’asseoir, la mine renfrognée et lâche, dépité : «c’est ma mère qui appelait. Elle me dit que l’argent envoyé est épuisé», informe-t-il. Histoire de nous prendre à témoin, de nous faire comprendre que s’il s’adonne au trafic de drogue, ce n’est pas de gaïeté de cœur. Une «excuse» que la quasi-totalité des africains qui pullulent au Parc Gorlitzer sont prêts à servir comme un leitmotiv.
Et la mafia nigériane entra en jeu
Des excuses, H. B. en a également. Comme Abdou Laye, il avait tout pour réussir. Jaquette et jean noir, barbes fournies, H.B est un polyglotte. Il parle 5 langues (le français, l’anglais, le portugais, l’allemand et l’arabe). Preuve qu’il a roulé sa bosse un peu partout. Et a laissé filer beaucoup d’opportunités dans sa vie.
Lorsqu’il quittait le Sénégal, il y a plus de dix ans, c’était avec des papiers en bonne et due forme et des rêves pleins la tête. En France, il démarre des études en archéologie jusqu’à obtenir son diplôme. Ses activités le mèneront dans plusieurs pays, dont le Brésil. Mais son métier ne nourrit pas véritablement son homme.
Tenaillé par ses besoins personnels et les sollicitations de sa famille restée à Dakar, la capitale sénégalaise, il décide de venir en Allemagne pour une vie meilleure. Les petits boulots qu’il est amené à faire de temps à autre ne lui suffisent pas pour supporter ses nombreuses charges. Et un jour, il découvre le Parc Gorlitzer, y rencontre des personnes et s’intègre facilement dans la moule. Des membres de la mafia nigériane le pistent et le recrutent. Eux sont les grossistes et lui, le détaillant. Les Nigérians lui fournissent la drogue, H.B vend, verse le montant dû et récupère sa commission. Une commission qui parfois, est très conséquente. Tout dépend de la rapidité avec laquelle la drogue est écoulée.
«Je suis gêné de m’adonner à ce trafic, malgré mon diplôme d’architecture. Mais c’est mon gagne-pain. Le seul moyen que j’ai pour gagner de l’argent à envoyer au pays. Je ne suis pas fier de ça. Mais que voulez-vous que je fasse ? Je n’ai vraiment pas le choix, même si je suis conscient que ce que je fais n’est pas bien», explique-t-il.
L’homme est rassuré en nous voyant. Rassuré de voir quelqu’un qui lui donne des nouvelles fraîches du pays, tout en se gardant de le juger. Rassuré de pouvoir discuter avec quelqu’un en wolof, sa langue maternelle, la langue la plus répandue au Sénégal. Rassuré de tisser des relations avec un compatriote qui connaît les réalités du Sénégal. De quoi lui faire baisser la garde, de se montrer généreux envers nous et d’étaler au grand jour sa dimension humaine, avec ses forces et faiblesses.
De ses explications transparaît clairement un dilemme : il est tenaillé par le remords de vendre de la drogue, lui qui est né musulman, qui a appris le Coran et qui connaît les interdictions édictées par sa religion. Mais, il est aussi habité par cette farouche volonté de ne pas décevoir sa famille, de tout faire pour subvenir à ses besoins, quoi que ça puisse lui coûter. Quels que soient les risques encourus. Risques inhérents au trafic de drogue.
Pour nous réchauffer avec le froid de canard qui sévit en cette matinée d’avril à Berlin, H. B. nous invite à boire un gobelet de café. Nous optons pour du thé. Alors que nous sommes dans un café à un jet de pierres du parc, son téléphone sonne. La communication est brève. En notre compagnie, il se retranche dans une chambrette mal éclairée, près du parc, avec des matelas négligemment posés à même le sol.
Quelques minutes plus tard, quatre gaillards, musclés jusqu’aux orteils, sacs à dos en bandoulière, se pointent. Ils photographient les lieux d’un regard et se dirigent vers H. B., faisant comme nous n’étions pas là. La discussion est courte. Elle est faite en anglais. Les gestes sont rapides. Le temps est compté. C’est l’heure du versement. Nous assistons, malgré nous, à une scène que nous n’espérions pas voir de toute notre vie. H. B. sort une liasse de billets de sa poche et le tend à celui qui apparemment, est le chef. L’homme, de teint clair, est majestueux, les yeux rougeâtres, les lèvres grosses, des rastas sur la tête. Il a des yeux globuleux et sa voix est rauque. Les trois autres l’entourent, tel des bodyguards. Le dealer en chef compte les billets et laisse percevoir un sourire narquois : les bons comptes font les bons amis.
Il se tourne vers un de ses accompagnants et d’un clin d’œil ce dernier sort un sachet et le donne à H.B qui, visiblement, n’est pas surpris par le déroulement de l’opération. Il s’en empare et n’a même pas le temps de procéder à la vérification de la marchandise que les Nigérians disparaissent comme ils étaient venus. H. B. verse alors le contenu du sachet sur un des matelas et fait le tri. Il y a trois sortes de drogue : de l’herbe (chanvre indien), de la poudre blanche (cocaïne) et des comprimés (barbituriques). Après les avoir comptés, H. B. fourre un lot dans ses poches et remet le reste dans le sachet. Ensemble, nous retournons au parc. Il tient la drogue d’une main, et un gobelet de café de l’autre. Gobelet remis à son ami malien, laissé sur un banc, dans le parc.
Une fois au parc, H. B. marche droit vers un coin parsemé d’arbustes dans le parc et enfouit le sachet dans un trou préalablement creusé. Il revient poursuivre la discussion comme si de rien n’était. Au moment même où une patrouille de police traverse le parc poussant les petits dealers noirs, dont H. B., prompts à disparaître comme une horde de gazelles qui aperçoit un lion affamé.
Au loin, Abdou Laye, muni de ses papiers, titube. Il peine à tenir sur ses deux jambes. L’effet de l’alcool est passé par là. Nous le rattrapons et le taquinons. «Il faut qu’on rentre pour de bon à Thiès (une localité située à 70 kilomètres de Dakar)». L’homme nous fusille du regard : «Laissez-moi mourir ici, tel est mon vœu», répond-t-il. Sèchement.
En fait, Abdou Laye est un mort-vivant. Il a enterré ses diplômes qui ne lui servent plus à rien. Jeté aux orties ses rêves. Oublié son douillet cocon familial. Et risque de perdre la vie, pour de bon, dans ce Parc Gorlitzer. Au cœur de Berlin. Cet Eldorado devenu un enfer pour nombre de migrants africains…
Mor Talla GAYE & Daouda MINE (Envoyés spéciaux à Berlin)
IGFM
Mais Abdou Laye, jeune homme brillant et prometteur, a raté sa vie. Il n’est plus que l’ombre de lui-même. Ce jeune homme jadis fringant et plein d’entrain est devenu un quadragénaire amorphe, le regard vitreux, la bave à la bouche. Une véritable loque humaine.
Rencontré au Parc Gorlitzer, dans le populeux quartier de Kreuzberg, Abdou a réussi la prouesse de tout bousiller, jusqu’à sa dignité d’homme. Le visage tuméfié, les lèvres grossies par les affres du froid, les dents jaunâtres laissant entrevoir des tartes dentaires, un pantalon gris crasseux, un pull rose tacheté, une jaquette noire et une écharpe bleue qui ne le protège vraiment pas du froid, Abdou Laye ne dialogue pas, il crie. Il ne discute pas, il se raconte. Derrière ses yeux exorbités et la mélancolie qui irrite ses paupières, l’homme se justifie plus qu’il n’explique, comme pour chasser les démons de cette mauvaise boisson, cette « eau de feu» qui l’empêche de vivre comme un homme normal. Il n’en veut à personne, mais n’a pas encore pris conscience que le problème vient de lui-même.
«Mon seul mal, c’est l’alcool. C’est parce qu’il fait froid que je bois», se justifie-t-il, laissant entrevoir des lèvres défaites et une dentition malheureuse. Lui, le bel homme adulé par la gent féminine, est devenu un vieux souvenir. Même s’il est encore vivant, il se raconte au passé. «C’est lui l’intellectuel du Parc», présente Alfousseiny, le Gambien debout sur ses 26 berges, qui le côtoie tous les jours dans ce gigantesque parc, devenu le réceptacle des migrants ayant raté leur vie. En fait, Abdou est la risée du parc. Lorsque ses camarades le présentent comme un «intellectuel», c’est plus pour le railler qu’autre chose. Histoire de faire comprendre que dans ce parc, on trouve toutes sortes de quidams.
Le piège de l’alcool…de la drogue
Drôle d’intellectuel en effet que cet enfant échappé de la Capitale du Rail (la région de Thiès située à 70 kilomètres de Dakar), venu étudier dans les années 2000 à l’université de Düsseldorf.
Très fin, il avait peu à peu eu la sympathie des Allemands par sa science et son intelligence précoce. Très vite, il a obtenu ses diplômes, rencontré la femme de sa vie, une Allemande avec qui il a eu un enfant. Mais son bonheur ne durera que le temps d’une rose. Il a vite sombré dans l’alcool au point de se retrouver dans le brouillard allemand. Il a aujourd’hui du mal à s’en extirper. Et, a surtout mal à l’idée de retourner dans son propre pays le Sénégal.
«Je ne me vois pas retourner au pays. Je n’y pense même pas», tranche-t-il net, déclenchant l’hilarité de ses compagnons du parc, qui comprennent son choix. Il préfère la solitude et la froideur du parc, au regard inquisiteur de la famille restée au pays. C’est son choix et personne ne peut le faire changer d’avis.
Abdou Laye, comme bien d’autres migrants ouest africains qui ont échoué dans ce parc, noie son mal vivre dans l’alcool, se shoote à la cocaïne et trouve ses sources de revenus dans la vente de drogue.
La drogue, ce mal nécessaire…
Dans ce parc, s’ouvrent des ruelles étroites longues et étroites où joggers et cyclistes rivalisent d’endurance pour tester leur condition physique. C’est dans ces bois que se terrent ces jeunes Africains, refilant leur marchandise illégale au premier venu, à ces touristes et autres Allemands accros à la coke ou à la marijuana, qui se faufilent dans les bois, donnant l’impression de ne rien chercher. Mais par leurs mines gênées, leurs gestes maladroits, ils envoient un signal à ces jeunes aux habits dépenaillés, aux visages désabusés, aux regards creux, de venir leur proposer leur «sale» marchandise. Souvent cachée dans de petits sachets, souvent planqués dans des trous creusés dans des coins du parc.
Ce jour-là, furtivement, un vieil homme blanc bien habillé d’un pantalon kaki et d’une chemise beige, marche tranquillement sur sa route. «Hallo ! », l’apostrophe le jeune Boubacar Diaby. L’homme hésite, puis s’arrête. Après une petite discussion, le marché est conclu. Boubacar lui refile un sachet de chanvre indien et l’Allemand lui donne sans se retourner un billet d’euro. En une fraction de seconde, l’argent a changé de main et la drogue s’est retrouvé dans la poche d’un vieil homme, adepte de sensations fortes.
C’est comme ça que depuis trois ans Boubacar Diaby, un jeune Gambien au teint noir, cheveux hirsutes, jean noir déchiré, passe ses journées dans ce parc. Il n’a aucune perspective d’avenir en Allemagne. Et il le sait. Il lui est impossible de se soigner, de travailler, de vivre décemment. Il n’a que la drogue pour se faire de l’argent. Pour survivre. Car toutes les portes lui sont fermées.
Pourtant son histoire mérite d’être racontée, même si elle est similaire à celle de beaucoup de jeunes de son âge tentés par l’émigration clandestine.
Du rêve d’Eldorado à l’enfer
C’est en 2011 que Boubacar a quitté la Gambie pour embarquer dans une pirogue de fortune. Il réussit à accoster au Maroc. Au royaume chérifien, il vivote entre petits boulots, se préparant à acheter avec trois de ses amis, une embarcation pneumatique pour tenter la traversée de la mer Méditerranéenne. Une expérience qui a failli tourner mal, puisque le bateau s’est laissé emporter par la force du vent. «Ce fut la grosse peur de ma vie », raconte-t-il.
Heureusement, les dieux étaient avec Boubacar ce jour-là. Il parvient à accoster dans une enclave espagnole. Le reste est un jeu d’enfant : il appelle un de ses amis installé à Madrid qui l’héberge et l’aide à travailler avec sa carte de séjour. Seulement, une mauvaise nouvelle venue du pays lui apprend que son père est décédé après son départ. Boubacar Diaby est atterré, effondré et décide séance tenante de rentrer au bercail. Sa mère s’y oppose catégoriquement. Lui, l’aîné de la famille, est le seul soutien de toute la maisonnée. Il doit désormais subvenir aux besoins de ses deux frères et trois sœurs.
Sur l’écran de son portable, trône une fille au visage d’ange : sa sœur malade. Une pression supplémentaire qui l’oblige à rester et à travailler dur pour lui acheter des médicaments et payer ses séances de consultations médicales. Paradoxe ! Lui a du mal à se faire soigner en Allemagne. L’administration ne lui reconnait pas le statut de réfugiés. Des réfugiés dont les dossiers sont traités dans un bâtiment imposant dans le nord de Berlin.
Dans l’antre des réfugiés de Berlin
L’endroit est propret. Des agents bodybuildés veillent à la sécurité des lieux. Parce qu’ici, des drames se jouent souvent. En désespoir de cause, certains migrants peuvent péter les plombs, déconner et se montrer violents. D’où la présence passive de gardes prompts à intervenir au moindre écart.
Dans cet établissement, les règles sont claires : il n’est pas permis aux Africains originaires de pays comme le Sénégal, la Gambie…, des pays considérés comme stables, de bénéficier d’asile en Allemagne. «Ils n’ont rien à faire ici. Ceux qu’on aide, ce sont plutôt les gens qui quittent leurs pays en guerre et qui viennent en Allemagne pour chercher du réconfort», dit Monika Hebbinghaus, la porte-parole du Land de Berlin.
Résultat : si les murs silencieux de cet imposant bâtiment pouvaient parler, ils en révéleraient des tourments bruissants, des douleurs vives. Beaucoup de destins se sont brisés dans le secret de ces murs gagnés par la mélancolie et la tristesse. Des étrangers se sont vus dénier une vie en Allemagne et pour de bon. Et leur monde s’est effondré pour toujours. «Le pourcentage de pays africains que nous acceptons est minime. C’est plutôt les pays en guerre qui méritent notre attention», freine-t-elle.
L’histoire de la jeune fille sénégalaise séquestrée par le vieil Allemand
Autre lieu, autre temps, autre réalité. Mais toujours des drames qui se jouent en plein Berlin.
Dans sa tenue décontractée, Makhtar Camara, Président du Conseil central de la communauté africaine d’Allemagne fait bonne figure avec sa structure créée depuis 2012, pour s’occuper de la détresse des Africains en Allemagne.
Dans sa tête si bien coiffée, il n’arrive pas à oublier l’histoire de cette jeune fille sénégalaise mariée à un vieil Allemand qui l’a longtemps séquestrée, l’a maltraitée, l’a traitée pratiquement en esclave avant de la jeter comme une vieille chaussette. Une histoire qui lui fend le cœur. Et qu’il raconte avec un trémolo dans la voix. «Une jeune Sénégalaise de 25 ans s’est fait expulser par son vieux mari allemand. Ils étaient mariés et l’Allemand connaissait mieux les règles de séjour en vigueur. Un bon jour, à cinq heures du matin, des policiers allemands sont venus lui dire de préparer ses bagages», raconte-t-il. C’est comme ça qu’elle a été embarquée séance tenante, sans qu’elle ne puisse comprendre ce qui lui arrivait.
Mais parfois le destin, jaloux, intervient pour sauver certaines personnes. A l’aéroport de Bruxelles où elle a transité, elle se rend compte subitement qu’elle s’est fait berner par son mari qui n’avait pas le droit de la faire expulser, car n’ayant pas respecté la procédure. «C’était de l’abus et la dame a dit non à temps», narre Camara. Les policiers belges, ayant compris sa détresse, l’ont ramenée jusqu’à Frankfurt à bord d’un véhicule et de là-bas, la bonne dame a pu revenir à Berlin.
En fait, le mariage peut offrir le droit de vivre en Allemagne s’il dure trois ans. Ici, l’administration accorde un an de durée de séjour d’abord, puis trois ans et une durée de séjour illimitée avant que la régularisation de la situation ne puisse intervenir. Pour ceux qui n’ont pas la chance de trouver un conjoint allemand, c’est la croix et la bannière pour disposer d’un permis de séjour, d’un papier attestant la possibilité de vivre en Allemagne.
Une situation inconfortable pour nombre de jeunes africains obligés de grossir le lot des Africains qui sont dans le brouillard berlinois. Certains allant jusqu’à s’allier avec de grands dealers aux procédés vulgaires et mafieux. Comme c’est le cas de Modou Diané, la vingtaine, barbe de trois jours, chemise et pantalon jean bleu déchiré.
Des geôles de la Libye au Gorlitzer parc
Modou a quitté l’Italie après un séjour forcé en Libye où il a subi des atrocités. Quand il se met à raconter son histoire, son visage s’enlaidit, ses lèvres tremblent. Il s’absente un moment et revoie défiler les atrocités qui lui ont été infligées.
«On m’a accusé à tort d’avoir volé un téléphone. J’ai été battu à mort dans les geôles libyennes, alors que je faisais l’objet de jalousie de la part d’un libyen qui voulait prendre ma place dans le commerce que j’exerçais», lâche-t-il embarrassé.
De supplice en supplice, de calvaire en galère, il est libéré au bout de 10 mois de détention. A sa sortie, il mène une vie de débrouille, de galère. Un jour, l’occasion de traverser la mer méditerranéenne se présente. Il ne la rate pas et le voilà qui grossit le lot des Africains du Parc Gorlitzer. Son récit est interrompu par les crépitements de son téléphone qui sonne, sonne, sonne…
Modou Diané farfouille dans ses poches, un numéro du Sénégal s’affiche à l’écran. Il décroche. La conversation est courte. Il revient s’asseoir, la mine renfrognée et lâche, dépité : «c’est ma mère qui appelait. Elle me dit que l’argent envoyé est épuisé», informe-t-il. Histoire de nous prendre à témoin, de nous faire comprendre que s’il s’adonne au trafic de drogue, ce n’est pas de gaïeté de cœur. Une «excuse» que la quasi-totalité des africains qui pullulent au Parc Gorlitzer sont prêts à servir comme un leitmotiv.
Et la mafia nigériane entra en jeu
Des excuses, H. B. en a également. Comme Abdou Laye, il avait tout pour réussir. Jaquette et jean noir, barbes fournies, H.B est un polyglotte. Il parle 5 langues (le français, l’anglais, le portugais, l’allemand et l’arabe). Preuve qu’il a roulé sa bosse un peu partout. Et a laissé filer beaucoup d’opportunités dans sa vie.
Lorsqu’il quittait le Sénégal, il y a plus de dix ans, c’était avec des papiers en bonne et due forme et des rêves pleins la tête. En France, il démarre des études en archéologie jusqu’à obtenir son diplôme. Ses activités le mèneront dans plusieurs pays, dont le Brésil. Mais son métier ne nourrit pas véritablement son homme.
Tenaillé par ses besoins personnels et les sollicitations de sa famille restée à Dakar, la capitale sénégalaise, il décide de venir en Allemagne pour une vie meilleure. Les petits boulots qu’il est amené à faire de temps à autre ne lui suffisent pas pour supporter ses nombreuses charges. Et un jour, il découvre le Parc Gorlitzer, y rencontre des personnes et s’intègre facilement dans la moule. Des membres de la mafia nigériane le pistent et le recrutent. Eux sont les grossistes et lui, le détaillant. Les Nigérians lui fournissent la drogue, H.B vend, verse le montant dû et récupère sa commission. Une commission qui parfois, est très conséquente. Tout dépend de la rapidité avec laquelle la drogue est écoulée.
«Je suis gêné de m’adonner à ce trafic, malgré mon diplôme d’architecture. Mais c’est mon gagne-pain. Le seul moyen que j’ai pour gagner de l’argent à envoyer au pays. Je ne suis pas fier de ça. Mais que voulez-vous que je fasse ? Je n’ai vraiment pas le choix, même si je suis conscient que ce que je fais n’est pas bien», explique-t-il.
L’homme est rassuré en nous voyant. Rassuré de voir quelqu’un qui lui donne des nouvelles fraîches du pays, tout en se gardant de le juger. Rassuré de pouvoir discuter avec quelqu’un en wolof, sa langue maternelle, la langue la plus répandue au Sénégal. Rassuré de tisser des relations avec un compatriote qui connaît les réalités du Sénégal. De quoi lui faire baisser la garde, de se montrer généreux envers nous et d’étaler au grand jour sa dimension humaine, avec ses forces et faiblesses.
De ses explications transparaît clairement un dilemme : il est tenaillé par le remords de vendre de la drogue, lui qui est né musulman, qui a appris le Coran et qui connaît les interdictions édictées par sa religion. Mais, il est aussi habité par cette farouche volonté de ne pas décevoir sa famille, de tout faire pour subvenir à ses besoins, quoi que ça puisse lui coûter. Quels que soient les risques encourus. Risques inhérents au trafic de drogue.
Pour nous réchauffer avec le froid de canard qui sévit en cette matinée d’avril à Berlin, H. B. nous invite à boire un gobelet de café. Nous optons pour du thé. Alors que nous sommes dans un café à un jet de pierres du parc, son téléphone sonne. La communication est brève. En notre compagnie, il se retranche dans une chambrette mal éclairée, près du parc, avec des matelas négligemment posés à même le sol.
Quelques minutes plus tard, quatre gaillards, musclés jusqu’aux orteils, sacs à dos en bandoulière, se pointent. Ils photographient les lieux d’un regard et se dirigent vers H. B., faisant comme nous n’étions pas là. La discussion est courte. Elle est faite en anglais. Les gestes sont rapides. Le temps est compté. C’est l’heure du versement. Nous assistons, malgré nous, à une scène que nous n’espérions pas voir de toute notre vie. H. B. sort une liasse de billets de sa poche et le tend à celui qui apparemment, est le chef. L’homme, de teint clair, est majestueux, les yeux rougeâtres, les lèvres grosses, des rastas sur la tête. Il a des yeux globuleux et sa voix est rauque. Les trois autres l’entourent, tel des bodyguards. Le dealer en chef compte les billets et laisse percevoir un sourire narquois : les bons comptes font les bons amis.
Il se tourne vers un de ses accompagnants et d’un clin d’œil ce dernier sort un sachet et le donne à H.B qui, visiblement, n’est pas surpris par le déroulement de l’opération. Il s’en empare et n’a même pas le temps de procéder à la vérification de la marchandise que les Nigérians disparaissent comme ils étaient venus. H. B. verse alors le contenu du sachet sur un des matelas et fait le tri. Il y a trois sortes de drogue : de l’herbe (chanvre indien), de la poudre blanche (cocaïne) et des comprimés (barbituriques). Après les avoir comptés, H. B. fourre un lot dans ses poches et remet le reste dans le sachet. Ensemble, nous retournons au parc. Il tient la drogue d’une main, et un gobelet de café de l’autre. Gobelet remis à son ami malien, laissé sur un banc, dans le parc.
Une fois au parc, H. B. marche droit vers un coin parsemé d’arbustes dans le parc et enfouit le sachet dans un trou préalablement creusé. Il revient poursuivre la discussion comme si de rien n’était. Au moment même où une patrouille de police traverse le parc poussant les petits dealers noirs, dont H. B., prompts à disparaître comme une horde de gazelles qui aperçoit un lion affamé.
Au loin, Abdou Laye, muni de ses papiers, titube. Il peine à tenir sur ses deux jambes. L’effet de l’alcool est passé par là. Nous le rattrapons et le taquinons. «Il faut qu’on rentre pour de bon à Thiès (une localité située à 70 kilomètres de Dakar)». L’homme nous fusille du regard : «Laissez-moi mourir ici, tel est mon vœu», répond-t-il. Sèchement.
En fait, Abdou Laye est un mort-vivant. Il a enterré ses diplômes qui ne lui servent plus à rien. Jeté aux orties ses rêves. Oublié son douillet cocon familial. Et risque de perdre la vie, pour de bon, dans ce Parc Gorlitzer. Au cœur de Berlin. Cet Eldorado devenu un enfer pour nombre de migrants africains…
Mor Talla GAYE & Daouda MINE (Envoyés spéciaux à Berlin)
IGFM