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Dimanche 21 Janvier 2018

La dépigmentation volontaire de la peau concerne aussi les hommes




«Dans mon entourage, tout le monde se dépigmente, mes sœurs, mes tantes, pourquoi moi qui suis un homme, je ne pourrais pas suivre cette mode?», confie Koffi, un Congolais de 34 ans, qui se blanchit la peau depuis une dizaine d'années.

Même si la dépigmentation volontaire  est une pratique majoritairement féminine –selon les chiffres publiés en 2009 par la Mairie de Paris, environ 20%  des femmes de couleur résidant en région parisienne utiliseraient des crèmes éclaircissante– les hommes auraient également recours à ce type de produits.

Mams Yaffa, fondateur de l'association Esprit d'ébène  est à l'initiative d'une campagne d'affiches de sensibilisation contre la dépigmentation de la peau lancée en décembre dernier à Paris et qui se déploiera dans le reste de la France à partir de février prochain. Il appuie:

«On pense souvent à tort que seules les femmes d'origine subsaharienne se dépigmentent mais c'est une idée reçue. Il n'y a qu'à regarder le nombre d'artistes masculins qui se blanchissent la peau: le chanteur jamaicain de dancehall Vybz Kartelle joueur de baseball dominicain Sammy Sosa  ou encore l'artiste afro-américain Michael Jackson.»

 

Ici pas de zoom sur les peaux ravagées par les produits éclaircissants comme lors de la campagne organisée par la Mairie de Paris en 2009,  mais des photos esthétiques d'hommes et de femmes d'origines diverses: Africains, Indiens, Asiatiques.  «On voulait faire un projet qui ne stigmatise pas les Noirs et qui ne soit pas culpabilisant pour les personnes qui pratiquent le blanchiment de la peau», explique Mams Yaffa.


«Stopdepigmentationprojet» via Esprit d'ébène

La peau claire: symbole de réussite et de «pureté»

Contrairement à l'imaginaire collectif, le continent africain ne serait pas le seul concerné par la dépigmentation volontaire. En Asie, par exemple, et plus spécifiquement en Inde, les campagnes publicitaires vantant les mérites des produits éclaircissants ciblent de plus en plus les hommes. Un article publié sur le site de France 24  rapporte que «le marché de la cosmétique a gonflé de 40% ces dernières années, avec une crème éclaircissante (Fair & Handsome) en première place».

Dans ces publicités, la peau blanche est souvent associée à la réussite professionnelle et sentimentale. Une association que l'on retrouve également au Congo, notamment dans une publicité pour Clairmen, une marque de produits éclaircissants dédiés aux hommes. Corps d’athlète, costard-cravate dernier cri, poste à responsabilités, grosse cylindrée, femme conquise, le spot de Clairmen diffusé en 2013 expose les supposés bienfaits de la dépigmentation.

 

 

«Les hommes qui se dépigmentent» par LecterFRO via YouTube.

Et cela fonctionne. Au Congo-Brazzaville et en République démocratique du Congo, les hommes travaillent, comme leurs compagnes, à parfaire leur teint. Selon Ferdinand Ezembe, psychologue et directeur d'Afrique Conseil, ce n'est pas un hasard si ces deux pays aux passés coloniaux les plus brutaux affichent la plus grande attirance pour les peaux claires: 

«Cette attitude des Noirs par rapport à la couleur de leur peau procède d'un profond traumatisme post-colonial. Le Blanc reste inconsciemment un modèle supérieur. Le teint clair s'inscrit comme un puissant critère de valeur dans la majeure partie des sociétés africaines.»

Une explication que réfute Koffi:

«Il ne s'agit pas de ressembler aux Blancs, de me sentir supérieur. Je fais ça parce que ce teint me plaît. Quand un Blanc se rend dans des centres de bronzage, ce n'est pas pour ressembler à un Noir ni pour prendre la place du colonisé!»

Le traumatisme post-colonial n'est pas la seule hypothèse avancée par le psychologue. La représentation exclusivement blanche des grandes figures de la bible aurait inconsciemment affecté les peuples noirs. «Cette idée est renforcée par l'allégorie des couleurs dans l'univers chrétien, basée sur des oppositions entre le clair et l'obscur, les ténèbres et les cieux, où le noir s'oppose toujours à la pureté du blanc», observe Ferdinand Ezembé.

Phénomène de mode, influence de l'entourage et de l'extérieur, traumatisme post-colonial, représentations bibliques, plusieurs facteurs seraient à l'origine de cette pratique. En France, selon les associations, les hommes qui se dépigmenteraient la peau seraient souvent issus du milieu de la SAPE (Société des ambianceurs et des personnes élégantes), un mouvement d'identité vestimentaire très répandu à Kinshasa et à Brazzaville.

Le sapeur congolais Yann Colère contredit:

«La dépigmentation de la peau n'est pas du tout la base de la SAPE. Une minorité d'entre nous a recours à des solutions éclaircissantes. La dépigmentation de la peau était plus utilisée par l'ancienne génération qui, de retour au pays, voulait montrer qu'elle était bien partie en Europe en affichant un teint clair.»

Une pratique très taboue

De son côté, Isabelle Mananga Ossey, présidente de l'association Label Beauté Noire  qui lutte au quotidien pour une prise en charge médicale et sanitaire des patients victimes de la dépigmentation, note une augmentation de cette pratique chez les hommes en France. «Nous avons récemment créé un groupe Facebook très confidentiel destiné aux hommes parce que je trouve qu'ils ont du mal à demander de l'aide et à être dans une démarche de soins. Cela va sans doute à l’encontre de l’image machiste que certains se font d’eux-mêmes», souligne-t-elle.

Comme Isabelle Mananga Ossey, Mams Yaffa, rapporte que pour beaucoup d'entre eux, la dépigmentation est un sujet tabou: «Pour se justifier,  ils disent qu'ils utilisent les crèmes de leurs sœurs ou qu'ils ont un problème de peau.»

«C'est un peu pathétique que l'on ne puisse pas admettre que la culture africaine est capable de générer ses propres codes et que l'on soit toujours obligé de se référer aux modèles occidentaux.»

Antoine Mahé, dermatologue

Pour Antoine Mahé, dermatologue à l’hôpital Pasteur de Colmar, cette tendance à la dissimulation viendrait également de la multiplication des discours culpabilisants et paternalistes à l'égard des personnes qui pratiquent la dépigmentation de la peau.

«Les phrases classiques employées par certains dermatologues comme “Pourquoi vous vous blanchissez la peau? Elle est tellement belle, j'aimerais avoir la vôtre”, n'ont aucun impact. Les personnes ne comprennent pas ce type de propos. Elles ne se blanchissent pas la peau pour ressembler aux Blancs mais pour suivre la mode. Qu'est-ce que c'est que ce naturalisme qu'on imposerait aux hommes et aux femmes africains? C'est un peu pathétique que l'on ne puisse pas admettre que la culture africaine est capable de générer ses propres codes et que l'on soit toujours obligé de se référer aux modèles occidentaux», s'insurge le dermatologue.

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Alors quand des patients viennent le voir à la suite d'une complication, ce professionnel de santé use de petites techniques. Il ne demande pas frontalement à la personne si elle se dépigmente la peau, mais préfère l'interroger sur la liste des produits qu'elle utilise.

Une addiction mentale?

Même si, selon Antoine Mahé, les risques associés à la dépigmentation de la peau existent, les complications telles que le diabète, l'hypertension, l'insuffisance rénale ou les cancers sont rares. 

«Il ne faut pas trop exagérer. Il y a des pratiques pour la peau qui sont beaucoup plus nocives, comme le bronzage des populations occidentales qui provoque des cancers de la peau à grande échelle. Les risques liés au blanchiment sont essentiellement dermatologiques: tâches, infections, fragilisation, noircissement de la peau.» 

Les dommages causés par la dépigmentation seraient aussi psychologiques. Si l'addiction mentale aux crèmes éclaircissantes n'a pour l'instant pas été scientifiquement avérée, elle a été constatée sur le terrain.

«Quand les médecins mettent en place des protocoles de désaccoutumance à ces produits, il y a des périodes de rebond: la peau devient plus foncée. C'est à ce moment là que les gens sont questionnés par leur entourage. Socialement, c'est très difficile», explique Isabelle Mananga Ossey dont l'association assure un travail d'écoute auprès de ces personnes. 

«Notre travail est multiple. Nous dirigeons les patients vers notre réseau de professionnels de santé, nous les écoutons, nous les accompagnons, nous faisons également de la prévention. Nous ne sommes jamais dans la culpabilisation. Certains ne veulent pas arrêter et c'est leur choix. Nous les respectons.»

Un discours que Koffi apprécie: «Je veux que l'on me laisse tranquille. Je connais les risques mais pour l'instant je n'ai pas envie de stopper la dépigmentation. Inutile de m'infantiliser. Cette décision m'appartient», conclut-il.

Stéphanie Plasse
Stéphanie Plasse  (16 articles) 
Journaliste Slate Afrique






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