Flibansérine ? A en croire les échos rapportés ici ou là ces derniers mois l’affaire était pratiquement dans le sac. Les essais cliniques menés par Boehringer Ingelheim étaient concluants et la commercialisation de la pilule (rosée, clin d’œil au bleuté du Viagra) était acquise. Après, via les médias d’outre-Atlantique, avoir mené une politique agressive de lobbying, la multinationale allemande ne semblait plus hésiter qu’entre deux noms de baptême: Ectris et Girosa… Las, il lui faut ici déchanter; un comité consultatif indépendant de la Food and Drug Administration américaine (FDA) vient, tout simplement, de se prononcer contre la commercialisation de la flibansérine. «L’efficacité est insuffisante pour justifier les risques» a publiquement déclaré, après le vote, le Dr Julia Johnson, présidente du comité, par ailleurs spécialiste d’obstétrique et de gynécologie (Université du Massachusetts). Ce comité était composé de sept femmes et de quatre hommes. Et il a jugé par dix voix contre une que ce rapport ne permettait pas, en l’état, de donner le feu vert à la commercialisation.
«Efficacité»? «Risques»? Peu avant le vote du comité indépendant, une analyse de plusieurs des essais cliniques réalisée par des médecins de la FDA concluait que les résultats présentés ne permettaient pas «de démontrer statistiquement une amélioration significative du désir sexuel» chez les femmes concernées. Ces médecins soulignaient aussi que la prise de flibansérine était associée à un risque nullement négligeable d’effets secondaires indésirables, au premier rang desquels des symptômes dépressifs. Ces essais avaient été menés durant deux ans aux Etats-Unis et au Canada. Ils avaient concerné 1323 femmes en phase de pré-ménopause, mariées pour la plupart et en bonne santé à l’exception d’une libido parfois qualifiée (par qui, et comment?) de «chancelante».
Les membres du groupe flibansérine ont indiqué avoir eu une moyenne mensuelle de «4,5 rapports sexuellement satisfaisants», orgasme (ou pas) compris contre une moyenne –miracle récurrent des statistiques– de «3,7» chez les femmes du groupe placebo et de «2,7» chez celles n’ayant pris aucune pilule, censée être active ou délibérément factice. Une étrange différence unitaire qui en pratique plaide utilement ici, le cas échéant, en faveur du placebo.
Un formidable marché
Pour justifier son initiative, Boehringer Ingelheim avait expliqué vouloir contribuer à la recherche dans un domaine où, depuis des siècles, de nombreuses questions demeurent sans réponses; vouloir aussi réaliser une avancée importante «dans la compréhension de ce trouble psychique douloureux» et, enfin, «apporter un espoir aux millions de femmes et à leurs partenaires concernés par la baisse de désir sexuel». Un bien vaste programme et un formidable marché, complémentaire de celui des «érectiles» masculins; au bas mot deux milliards de dollars. Ce n’est pas la première fois qu’une multinationale pharmaceutique perçoit un possible blockbuster dans la correction de la libido féminine avant de découvrir que l’Eldorado médicamenteux n’est, pour l’heure, rien d’autre qu’un mirage.
Au vu du verdict, le Dr Christopher Corsico, responsable médical de la firme allemande aux Etats-Unis, n’a caché ni sa déception ni son souhait de poursuivre le travail en liaison avec la FDA. Quant à la direction générale de Boehringer Ingelheim, elle a fait savoir que rien n’était perdu sur ce créneau tenu pour hautement porteur: des discussions sont toujours en cours avec d’autres agences nationales régulatrices des spécialités pharmaceutiques.
Mais, parce qu’il s’agit de sexualité, l’affaire dépasse de loin le seul cadre pharmaceutique. Soigner quoi et, plus grave encore, faut-il soigner? Leonore Tiefer (Université de New York), membre du groupe consultatif en charge de conseiller la FDA: la «complexité émotionnelle» de la sexualité féminine et les problèmes pouvant en résulter n’ont, le plus souvent, pas de cause «médicale». Un point de vue radicalement opposé à l’existence même de l’entité pathologique dénommée «trouble du désir sexuel hypoactif» rangée dans la catégorie des dysfonctionnements sexuels féminins au sein du célèbre Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux américain (DSM IV); manuel à dimension messianique élaboré par l’Association américaine de psychiatrie et que beaucoup, sur le Vieux Continent, tiennent pour dramatiquement mécaniste et réductionniste.
Y'a-t-il une «normalité» sexuelle?
Où l’on en revient à quelques questions fondamentales: qu’est-ce qu’une «libido» (une «sexualité»), sinon «pathologique», du moins «normale»? Et de quoi «parle-t-on» lorsque l’on se propose, par voie médicamenteuse, de «normaliser» certaines «libidos» féminines plus ou moins déclinantes aux approches de la ménopause? La massive et coûteuse initiative de Boehringer Ingelheim n’aurait jamais été prise sans l’émergence d’un nouveau concept dont il conviendrait d’établir avec précision l’exacte généalogie: le «syndrome d’hypoactivité sexuelle féminine» (d’autres appellations, voisines, existent).
Il s’agirait pour l’essentiel d’un «trouble» caractérisé par l’absence ou la réduction des fantasmes sexuels et du désir d'activités sexuelles; trouble à l’origine de souffrances et de difficultés interpersonnelles. Les personnes a priori concernées se plaindraient de leur «manque d'intérêt» pour la sexualité et ce y compris dans des situations tenues (par le commun des autres mortels) comme éminemment «érotiques». Leur activité sexuelle épisodique, voire réduite à néant, serait souvent à l'origine de conflits conjugaux graves. Des spécialistes vont jusqu’à publiquement témoigner que certains de leurs patients n'ont de rapports sexuels que pour –autant que faire se peut– satisfaire leur(s) partenaire(s). Ces patients pourraient aussi ne pas avoir de difficultés en termes de «performances» tout en présentant une apathie sexuelle permanente. Ajoutons enfin que «l’hypoactivité du désir» peut, ici ou là, disparaître, ce désir redevenant normal (voire anormalement augmenté) avec d’autres partenaires.
Pour ou contre le viagra féminin?
Faut-il discerner ici «un cas typique de fabrication d’une maladie» comme l’a déclaré le Pr Adriane Fugh-Berman, de l'université Georgetown à Washington, dans une interview au New York Times, position radicale bien évidemment contestée par Boehringer Ingelheim? En France comme ailleurs le débat divise la communauté des soignants spécialisés.
On en retrouve la trace récente dans les colonnes sur papier glacé d’un nouvel hebdomadaire français pour midinettes contemporaines (Be, du groupe Hachette Filipacchi). «Pour» le «Viagra féminin», le Dr Michèle Pujos-Gautraud, sexologue à Saint-Emilion (sic): «La flibansérine peut être une solution pour celles qui ne s’expliquent pas leur baisse de libido: elles n’ont jamais connu de traumatisme d’ordre sexuel, elles sont en bonne santé, leur couple fonctionne bien. Il arrive, par exemple, qu’après un accouchement, une femme doive attendre trois, voire quatre ans avant d’avoir de nouveau envie de faire l’amour. C’est ce type de patientes que la flibansérine pourra aider». «Contre», le célèbre Dr Jacques Waynberg, directeur de l’Institut de sexologie (Paris): «Le désir féminin reste inconnu, contrairement à ce que les laboratoires essaient de nous faire croire (…). Ces histoires de neurotransmetteurs sont une escroquerie orchestrée par l’industrie pharmaceutique. Les laboratoires sont en train d’inventer une nouvelle maladie et de nouveaux malades : bientôt quand une femme n’éprouvera pas de désir sexuel pour son partenaire, on lui dira d’aller se faire soigner. La liberté de la femme est en jeu».
La sexualité de la femme n'est pas celle de l'homme
En clair les problèmes sexuels féminins –à la différence notable de nombre des masculins– relèvent-ils vraiment d'une approche pharmacologique ? Les critiques les plus radicaux (comme le mensuel Prescrire, indépendant des recettes publicitaires de l’industrie pharmaceutique) considèrent que les femmes et leur sexualité ne sont ici qu’une nouvelle cible commerciale hautement stratégique. On réduirait de ce fait cette sexualité féminine à celle (supposée) des hommes en la résumant à une simple trinité symptomatique: «désir», «excitation» et «orgasme». Et ce alors même que de nombreux travaux établissent que pour chez nombre de femmes il est hautement délicat de faire la part entre «plaisir» et «désir», «excitation» et «orgasme». Dès lors, en quoi une simple pilule saurait-elle dénouer un écheveau complexe où une somme de difficultés personnelles et relationnelles, existentielles et hormonales est, bien malheureusement à l’origine de différentes catégories d’«insatisfactions sexuelles».
Liberté de la femme? Liberté de l’homme? Liberté d’user comme on le veut de la totalité de son corps, muqueuses et fonctions génitales comprises? Et si le fait de ne pas avoir –de ne pas avoir du tout– de désirs sexuels (l’«asexualité») était, non pas une pathologie, mais bel et bien un nouveau droit à conquérir? Telle est la thèse –à haute valeur provocatrice– développée par Peggy Sastre dans No Sex, avoir envie de ne pas faire l'amour. No Sex , un récent et bien dérangeant ouvrage à ne pas mettre sans précautions, cet été, dans toutes les mains, et que nous analyserons ici sous peu.
Jean-Yves Nau via bitimrew
«Efficacité»? «Risques»? Peu avant le vote du comité indépendant, une analyse de plusieurs des essais cliniques réalisée par des médecins de la FDA concluait que les résultats présentés ne permettaient pas «de démontrer statistiquement une amélioration significative du désir sexuel» chez les femmes concernées. Ces médecins soulignaient aussi que la prise de flibansérine était associée à un risque nullement négligeable d’effets secondaires indésirables, au premier rang desquels des symptômes dépressifs. Ces essais avaient été menés durant deux ans aux Etats-Unis et au Canada. Ils avaient concerné 1323 femmes en phase de pré-ménopause, mariées pour la plupart et en bonne santé à l’exception d’une libido parfois qualifiée (par qui, et comment?) de «chancelante».
Les membres du groupe flibansérine ont indiqué avoir eu une moyenne mensuelle de «4,5 rapports sexuellement satisfaisants», orgasme (ou pas) compris contre une moyenne –miracle récurrent des statistiques– de «3,7» chez les femmes du groupe placebo et de «2,7» chez celles n’ayant pris aucune pilule, censée être active ou délibérément factice. Une étrange différence unitaire qui en pratique plaide utilement ici, le cas échéant, en faveur du placebo.
Un formidable marché
Pour justifier son initiative, Boehringer Ingelheim avait expliqué vouloir contribuer à la recherche dans un domaine où, depuis des siècles, de nombreuses questions demeurent sans réponses; vouloir aussi réaliser une avancée importante «dans la compréhension de ce trouble psychique douloureux» et, enfin, «apporter un espoir aux millions de femmes et à leurs partenaires concernés par la baisse de désir sexuel». Un bien vaste programme et un formidable marché, complémentaire de celui des «érectiles» masculins; au bas mot deux milliards de dollars. Ce n’est pas la première fois qu’une multinationale pharmaceutique perçoit un possible blockbuster dans la correction de la libido féminine avant de découvrir que l’Eldorado médicamenteux n’est, pour l’heure, rien d’autre qu’un mirage.
Au vu du verdict, le Dr Christopher Corsico, responsable médical de la firme allemande aux Etats-Unis, n’a caché ni sa déception ni son souhait de poursuivre le travail en liaison avec la FDA. Quant à la direction générale de Boehringer Ingelheim, elle a fait savoir que rien n’était perdu sur ce créneau tenu pour hautement porteur: des discussions sont toujours en cours avec d’autres agences nationales régulatrices des spécialités pharmaceutiques.
Mais, parce qu’il s’agit de sexualité, l’affaire dépasse de loin le seul cadre pharmaceutique. Soigner quoi et, plus grave encore, faut-il soigner? Leonore Tiefer (Université de New York), membre du groupe consultatif en charge de conseiller la FDA: la «complexité émotionnelle» de la sexualité féminine et les problèmes pouvant en résulter n’ont, le plus souvent, pas de cause «médicale». Un point de vue radicalement opposé à l’existence même de l’entité pathologique dénommée «trouble du désir sexuel hypoactif» rangée dans la catégorie des dysfonctionnements sexuels féminins au sein du célèbre Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux américain (DSM IV); manuel à dimension messianique élaboré par l’Association américaine de psychiatrie et que beaucoup, sur le Vieux Continent, tiennent pour dramatiquement mécaniste et réductionniste.
Y'a-t-il une «normalité» sexuelle?
Où l’on en revient à quelques questions fondamentales: qu’est-ce qu’une «libido» (une «sexualité»), sinon «pathologique», du moins «normale»? Et de quoi «parle-t-on» lorsque l’on se propose, par voie médicamenteuse, de «normaliser» certaines «libidos» féminines plus ou moins déclinantes aux approches de la ménopause? La massive et coûteuse initiative de Boehringer Ingelheim n’aurait jamais été prise sans l’émergence d’un nouveau concept dont il conviendrait d’établir avec précision l’exacte généalogie: le «syndrome d’hypoactivité sexuelle féminine» (d’autres appellations, voisines, existent).
Il s’agirait pour l’essentiel d’un «trouble» caractérisé par l’absence ou la réduction des fantasmes sexuels et du désir d'activités sexuelles; trouble à l’origine de souffrances et de difficultés interpersonnelles. Les personnes a priori concernées se plaindraient de leur «manque d'intérêt» pour la sexualité et ce y compris dans des situations tenues (par le commun des autres mortels) comme éminemment «érotiques». Leur activité sexuelle épisodique, voire réduite à néant, serait souvent à l'origine de conflits conjugaux graves. Des spécialistes vont jusqu’à publiquement témoigner que certains de leurs patients n'ont de rapports sexuels que pour –autant que faire se peut– satisfaire leur(s) partenaire(s). Ces patients pourraient aussi ne pas avoir de difficultés en termes de «performances» tout en présentant une apathie sexuelle permanente. Ajoutons enfin que «l’hypoactivité du désir» peut, ici ou là, disparaître, ce désir redevenant normal (voire anormalement augmenté) avec d’autres partenaires.
Pour ou contre le viagra féminin?
Faut-il discerner ici «un cas typique de fabrication d’une maladie» comme l’a déclaré le Pr Adriane Fugh-Berman, de l'université Georgetown à Washington, dans une interview au New York Times, position radicale bien évidemment contestée par Boehringer Ingelheim? En France comme ailleurs le débat divise la communauté des soignants spécialisés.
On en retrouve la trace récente dans les colonnes sur papier glacé d’un nouvel hebdomadaire français pour midinettes contemporaines (Be, du groupe Hachette Filipacchi). «Pour» le «Viagra féminin», le Dr Michèle Pujos-Gautraud, sexologue à Saint-Emilion (sic): «La flibansérine peut être une solution pour celles qui ne s’expliquent pas leur baisse de libido: elles n’ont jamais connu de traumatisme d’ordre sexuel, elles sont en bonne santé, leur couple fonctionne bien. Il arrive, par exemple, qu’après un accouchement, une femme doive attendre trois, voire quatre ans avant d’avoir de nouveau envie de faire l’amour. C’est ce type de patientes que la flibansérine pourra aider». «Contre», le célèbre Dr Jacques Waynberg, directeur de l’Institut de sexologie (Paris): «Le désir féminin reste inconnu, contrairement à ce que les laboratoires essaient de nous faire croire (…). Ces histoires de neurotransmetteurs sont une escroquerie orchestrée par l’industrie pharmaceutique. Les laboratoires sont en train d’inventer une nouvelle maladie et de nouveaux malades : bientôt quand une femme n’éprouvera pas de désir sexuel pour son partenaire, on lui dira d’aller se faire soigner. La liberté de la femme est en jeu».
La sexualité de la femme n'est pas celle de l'homme
En clair les problèmes sexuels féminins –à la différence notable de nombre des masculins– relèvent-ils vraiment d'une approche pharmacologique ? Les critiques les plus radicaux (comme le mensuel Prescrire, indépendant des recettes publicitaires de l’industrie pharmaceutique) considèrent que les femmes et leur sexualité ne sont ici qu’une nouvelle cible commerciale hautement stratégique. On réduirait de ce fait cette sexualité féminine à celle (supposée) des hommes en la résumant à une simple trinité symptomatique: «désir», «excitation» et «orgasme». Et ce alors même que de nombreux travaux établissent que pour chez nombre de femmes il est hautement délicat de faire la part entre «plaisir» et «désir», «excitation» et «orgasme». Dès lors, en quoi une simple pilule saurait-elle dénouer un écheveau complexe où une somme de difficultés personnelles et relationnelles, existentielles et hormonales est, bien malheureusement à l’origine de différentes catégories d’«insatisfactions sexuelles».
Liberté de la femme? Liberté de l’homme? Liberté d’user comme on le veut de la totalité de son corps, muqueuses et fonctions génitales comprises? Et si le fait de ne pas avoir –de ne pas avoir du tout– de désirs sexuels (l’«asexualité») était, non pas une pathologie, mais bel et bien un nouveau droit à conquérir? Telle est la thèse –à haute valeur provocatrice– développée par Peggy Sastre dans No Sex, avoir envie de ne pas faire l'amour. No Sex , un récent et bien dérangeant ouvrage à ne pas mettre sans précautions, cet été, dans toutes les mains, et que nous analyserons ici sous peu.
Jean-Yves Nau via bitimrew