La simple évocation de son nom suscite des commentaires et nourrit les fantasmes. Normal, serait-on tenté de dire. Si le processus de construction de la Cité Keur Gorgui a aussi intrigué les Sénégalais, c'est parce que la cession des propriétés ne s'est pas toujours opérée dans les règles de l'art. Pour en avoir le cœur net,[www.SenePlus.Com]url:http://www.seneplus.com/ s'est promené dans les dédales de ce sulfureux dossier (qui est loin d'avoir révélé tous ses secrets) où se mêlent népotisme, gabegie et omerta. Enquête exclusive sur ce que beaucoup qualifieront de scandale foncier comme il y en a eu tant en particulier dans la région de Dakar ces dernières années.
Un homme d'affaires très en vue à Dakar qui a préféré garder l'anonymat et que nous appellerons Moustapha Camara a comme reçu un coup de massue. Entouré de sa femme et de ses trois enfants, ce sexagénaire raconte sa détresse le regard figé dans ses pensées lugubres : "C'est tout à fait par hasard qu'un ami qui savait que j'avais pris en location-vente un ‘trois pièces' de la SICAP à la cité Keur Gorgui m'a dit : ‘Surtout ne te presse pas de finir de payer ton appart parce qu'il y a une hypothèque sur le titre foncier de toute la cité. Tu ne pourrais pas le revendre si tu le souhaitais.' Je n'en revenais pas, je ne pouvais pas le croire."
Plus exactement, le titre foncier en question fait l'objet d'un "commandement valant saisie réelle" depuis octobre 2014. "C'est pire qu'une hypothèque, souligne Moustapha Camara. Cela veut dire que la banque a ordonné la saisie de toutes les constructions bâties sur le site. Du coup, théoriquement, nous ne sommes plus propriétaires de nos appartements."
Une véritable catastrophe pour des dizaines de chefs de famille. Conséquence d'une série de défaillances dans la conduite d'un projet qui s'annonçait pourtant bien prometteur.
Les quatre "mousquetaires"
La cité Keur Gorgui couvre une superficie de 226 682 mètres carrés. Le terrain est immatriculé 530/GR dans les livres de la Conservation foncière aux Impôts et Domaines. Posé aux abords de la VDN, entre Mermoz, Baobab, Sacré-Cœur et les SICAP Liberté, le quartier est en plein essor. À la fois cité d'affaires et zone résidentielle, il abrite grandes entreprises, ministères, petits commerces et habitations de petit, moyen et grand standing. On y note aussi quelques poches de surfaces nues, mais celles-ci devraient vite accueillir de nouvelles constructions tant cette partie de Dakar suscite l'intérêt et aiguise l'appétit des spéculateurs fonciers.
En 2005, la SICAP lance la phase 1 du projet "SICAP Sacré-Cœur III Pyrotechnie" (Keur Gorgui). À l'époque la société immobilière avait sollicité et obtenu l'appui de quatre banques, CBAO (2 milliards de francs Cfa), ECOBANK (2 milliards), BSIC (500 millions) et BHS (3 milliards). Dix immeubles naitront de ce mariage à cinq : 4 de six étages (21 appartements), 4 de quatre étages (30 appartements), 1 de huit étages (27 appartements) et 1 de cinq étages (15 appartements).
Selon le dossier de présentation du projet consulté par [www.SenePlus.Com]url:http://www.seneplus/ , il fallait casquer fort pour être bénéficiaire. Les appartements sont cédés au comptant entre 54 et 126 millions de francs Cfa (hors frais et taxes). Pour la location-vente, le client devait s'acquitter d'un apport de 20% du prix au comptant du bien et payer le reste pendant 10 ans suivant des mensualités de 411 148 à 958 912 francs Cfa.
Depuis trois ans, Moustapha Camara détient les clés de son "trois pièces". Il s'acquitte religieusement de son loyer avec l'espoir, au bout des 7 prochaines années, voire avant, de détenir son titre foncier. Il risque de déchanter, et des dizaines d'autres souscripteurs au projet de la SICAP, avec lui. Il peste : "Je sais que depuis des années et des années, la spéculation foncière dans notre pays est importante, mais je ne pouvais pas penser un seul instant que même un organisme public comme la SICAP pourrait se retrouver dans une situation où elle ne serait pas en mesure de remettre à ses clients leurs titres fonciers."
Contorsions financières
Pourtant tout avait bien débuté. Un an après avoir levé les fonds pour lancer le projet de la cité Keur Gorgui, la SICAP commence à rembourser ses dettes. Elle verse 7,5 milliards de francs Cfa à "ses" quatre banques. En retour, elle obtient une main levée partielle sur l'hypothèque. Celle-ci concerne une superficie de 10 000 mètres carrés seulement et fait l'objet du titre foncier 11 461/GRD. Ce titre est reporté sous le n°15 611/GR et est devenu la propriété d'un certain Ng. Kâ, présenté comme commerçant établi à Dakar et né le 12 mars 1968. "Probablement un prête-nom", s'avance un ancien agent du Cadastre.
Trois ans après cette opération, en 2009, le projet piétine. La SICAP est à cours de liquidités. La CSE, chargée des constructions, menace de remballer son matériel. C'est le début des contorsions financières. Les responsables de SUMA Assistance, qui avaient déjà versé 70 millions de francs Cfa en guise d'apport pour un R+5 valant 700 millions de francs Cfa, interviennent. Ils mobilisent 100 millions pour convaincre la CSE de sauver leur immeuble. Stratégie payante puisqu'ils se verront livrer le bâtiment de 15 appartements où la clinique d'urgences médicales est abritée depuis 2006.
Pour boucler les autres travaux, la SICAP se tourne vers la Banque islamique du Sénégal (BIS), qui lui prête 1,6 milliard de francs Cfa. Une nouvelle hypothèque sur le titre foncier global est inscrite le 17 avril 2009 au profit de la BIS. Elle s'ajoute à celle détenue par la CBAO, qui tarde à recouvrer la totalité des intérêts attachés au prêt initial accordé à la société immobilière.
L'ancien directeur de la SICAP, Khalifa Ndao, a rappelé cet épisode le 12 novembre 2012 lors de la passation de service avec son successeur, Ibrahima Sall. Il dit : "Ce projet connaissait d'énormes difficultés, mais avec l'appui des partenaires des solutions ont été trouvées. Ce qui a valu l'achèvement de neuf immeubles de la première phase, dont trois en option vente à l'État et six en location-vente."
Cinq années après cette opération de sauvetage, la SICAP patauge toujours dans les difficultés de trésorerie. N'arrivant pas à s'acquitter de la totalité de sa dette auprès de ses créanciers. Presque simultanément, la CBAO (9 octobre 2014) et la BIS (27 octobre 2014) font chacune un commandement valant saisie sur le titre foncier global de la cité Keur Gorgui.
Conséquence directe ? Toutes les demandes d'autorisation de morcellement du terrain sont mises en suspens, selon un agent du Cadastre interrogé par [www.SenePlus.Com]url:http://www.seneplus.com/ . "Je savais que ça arriverait, souffle notre interlocuteur. Il y a eu tellement de magouilles dans l'attribution des parcelles, des villas et des appartements de la cité Keur Gorgui que ce genre de problèmes était inévitable. "
Des clients en colère
Contacté par SenePlus, le directeur général de la SICAP, Ibrahima Sall, botte en touche. "Il n'y a pas de quoi fouetter un chat. Je suis en train de payer les dettes et de travailler sur de nouveaux projets, c'est le plus important, estime l'ancien ministre de l'Éducation nationale. Toutes les entreprises rencontrent des difficultés avec les banques. L'essentiel c'est de trouver des solutions. En tant qu'économiste, j'ai été nommé pour redresser la SICAP ; je m'y attelle."
Au service administratif et juridique de la SICAP, on se montre confiant. Voire péremptoire. "Je peux d'ores et déjà vous dire que ces commandements (valant saisie) sont sans objet, souffle un agent dudit département sous le couvert de l'anonymat. Nous avons obtenu une main levée sur le commandement fait à la requête de la BIS, après remboursement de la dette. Pour celui de la CBAO nous avons trouvé un accord ; je crois que dans quelques semaines, ce sera réglé."
Aucune des deux banques concernées n'a accepté pour SenePlus de confirmer ou d'infirmer ces informations. Le responsable par intérim du service juridique de la BIS a évoqué le "secret bancaire". La directrice du même département à la CBAO a affirmé, pour sa part, ignorer "les tenants et les aboutissants du dossier de la SICAP".
S'il est avéré que la SICAP a obtenu une main levée sur le commandement de la BIS et trouvé un accord avec la CBAO, les locataires-propriétaires de la cité Keur Gorgui peuvent pousser un ouf de soulagement. Cependant, ils contiennent difficilement leur colère contre la SICAP coupable, selon des habitants interrogés par SenePlus, d'avoir manqué à un certain nombre de ses engagements contractuels.
"La SICAP devait procéder à l'aménagement des espaces communs autour des immeubles, et à ce jour, cela n'est toujours pas fait", dénonce un propriétaire d'appartement de grand standing. "Pire, elle devait aussi installer des groupes électrogènes pour chaque immeuble et trois ans plus tard, toujours rien. Et quand on pense que nous payons tous les mois une somme qui inclut tous ces services qui ne sont pas fournis, vous comprendrez que cela a quelque chose de choquant. "
"C'est franchement triste de voir à quel point une société dans le temps aussi sérieuse que la SICAP a pu devenir à ce point dysfonctionnel et s'engager dans une voie qui lui fait perdre une bonne partie de sa crédibilité", renchérit cet ancien banquier qui a grandi à Baobab et a acheté sa première maison dans le même quartier, bâti par la SICAP du temps de sa splendeur.
"Un panthéon complexe à honorer"
La SICAP est une société anonyme détenue à 90% par l'État du Sénégal. Elle a été créée par Léopold Senghor au lendemain de l'Indépendance. Au fil de son évolution, sa mission, qui consistait à accompagner les programmes nationaux d'accès à l'habitat, a été visiblement dévoyée. En fait elle s'est retrouvée réduite à un instrument au service des régimes qui se sont succédés à la tête du Sénégal. Une sorte de "panthéon complexe, avec des dieux, des demi-dieux, des génies, toute une population céleste qu'il fallait en permanence honorer", pour paraphraser Frédéric Lenoir parlant de la religion védique dans Dieu, son livre d'entretiens avec Marie Drucker.
Le projet de la cité Keur Gorgui, lancé sous le régime libéral de Wade, en est une illustration : le PDS (au pouvoir entre 2000 et 2012) a érigé son siège sur une portion des 3000 mètres carrés qu'il s'est offerts dans des conditions scabreuses. SenePlus a appris de sources sures que des figures libérales, ayant rompu ou pas les liens avec le PDS, ont été servies en terrains, villas et appartements. Des gradés de l'armée et des journalistes, aussi. "Beaucoup parmi ces gens-là ne paient rien, souffle un cadre de la SICAP à la retraite. Et sur ceux qui paient, beaucoup doivent à la SICAP de nombreux arriérés de location."
Parmi les mauvais payeurs, l'État. Trois immeubles sont affectés (option vente) à trois ministères sans qu'un franc Cfa ne soit versé en contrepartie à la SICAP. Montant de la facture : près de 10 milliards. Alors entre les responsables politiques qui se sont servis sans débourser un rond, les particuliers qui n'arrivent pas à s'acquitter normalement de leurs mensualités et l'ardoise de l'État, il n'est pas surprenant que la SICAP peine à honorer ses engagements auprès des banques et de ses clients.
Et pour ces derniers le plus grave, c'est que les voies de recours s'annoncent sans issue. "Il est difficile dans ce genre de situation de trouver la bonne formule pour réagir", indique Moustapha Camara. "La difficulté première est celle de l'environnement général dans lequel le pays se trouve. La mauvaise gouvernance est à tous les niveaux. Il est difficile d'entrevoir des solutions à ce type de problèmes quand on pense à la folie de la spéculation foncière du temps d'Abdoulaye Wade et au fait qu'au fond Macky Sall, même s'il ne fait pas pire, ne semble pas prendre à bras le corps le problème en adoptant des initiatives courageuses pour mettre de l'ordre dans ce secteur."
Camara de poursuivre : "Vous savez, il faudrait que l'on sente que le leadership du pays est sur une voie d'assainissement général pour que nous puissions nous dire : ‘écoutez, cela va être difficile et pénible, mais cela vaut le coût d'intenter un procès contre la SICAP afin de participer à l'assainissement dans le secteur de l'immobilier dans notre pays'." On semble bien loin de cet idéal de "rupture".
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