Présentée comme l’un des principaux chantiers engagés par Macky Sall au lendemain de son élection, en mars 2012 , la « traque aux biens mal acquis » fait l’objet, au Sénégal, d’une controverse récurrente. Depuis plusieurs années, les autorités peinent en effet à livrer un bilan convaincant des sommes qui auraient été recouvrées par l’administration suite à des procédures judiciaires pour enrichissement illicite ou détournement de deniers publics visant d’anciens responsables du régime d’Abdoulaye Wade.
La polémique a été récemment relancée par Aminata Touré – l’ancienne ministre de la Justice (2012-2013) , puis Première ministre (2013-2014) de Macky Sall -, qui fut chargée, à l’origine, de cette campagne de « reddition des comptes publics ». Le 19 décembre, interviewée par la Radio Futur Médias (RFM), elle assurait en effet que celle-ci avait permis à l’État sénégalais de recouvrer 200 milliards de francs CFA (près de 305 millions d’euros) depuis 2012.
Des déclarations à l’origine d’une véritable bronca au Sénégal, où commentateurs et politiques s’interrogent depuis lors sur la véracité de cette somme et sur sa traçabilité dans les comptes publics – où elle semble n’apparaître nulle part. Entres autres voix dissonantes, celle du député et maire (Union des centristes du Sénégal, opposition) de Ziguinchor, Abdoulaye Baldé, qui a exhorté, le 24 décembre, l’ancienne ministre à expliquer « d’où proviennent ces 200 milliards ». L’édile a également proposé de créer une commission d’enquête parlementaire destinée à déterminer l’origine et l’affectation des fonds prétendument recouvrés par l’État.
Des milliards introuvables
Loin de se démonter, « Mimi » Touré a enfoncé le clou dans un communiqué diffusé le jour de Noël, dans lequel elle assure que « la reddition des comptes a même rapporté plus de 200 milliards à l’État du Sénégal ».
« Le total effectif est très exactement de 254,55 milliards de francs CFA », précise-t-elle à Jeune Afrique. Pour parvenir à ce montant, celle qui est désormais « l’envoyée spéciale » du président Macky Sall a additionné une série de recouvrements issus, pour la plupart, de procédures judiciaires contre d’anciens dignitaires des années Wade – et plus particulièrement celles liées aux ramifications de l’affaire Karim Wade -, comme l’illustre l’infographie ci-dessous.
Infogram
Dans ce cas, pourquoi ces sommes – certaines astronomiques – n’apparaissent-elles pas, depuis 2012, dans les différentes lois de finances ? Pour la bonne raison que la grande majorité d’entres elles n’ont en réalité jamais été recouvrées, contrairement aux affirmations de l’ancienne garde des Sceaux.
L’exemple de l’affaire Aïda Niongue
C’est notamment le cas des 47 milliards qu’elle évoque au sujet de l’affaire Aïda Ndiongue . Cette ancienne sénatrice reconvertie dans les affaires a eu maille à partir avec la justice, qui l’accusait d’escroquerie sur des marchés publics.
Mais comme le rappelle dans un communiqué l’un de ses avocats, Me Mbaye Jacques Diop, Aïda Ndiongue « n’a encore été ni jugée ni condamnée par la Cour de répression de l’enrichissement illicite (CREI), ce qui exclut tout recouvrement ».
« En réalité, la justice a saisi l’équivalent de 9 à 10 milliards de francs CFA portant sur des bijoux et des comptes bancaires de Aïda Ndiongue, précise un autre de ses avocats, Me Seydou Diagne. Mais ces sommes ont été placées sous séquestre à la Caisse des dépôts et consignations et n’ont pas été recouvrées par l’État sénégalais. »
Selon l’avocat, l’imbroglio autour du cas Aïda Ndiongue s’explique notamment par le fait que deux procédures concurrentes ont été engagées par la justice sénégalaise. Si l’une a été jugée, celle initiée par la CREI n’a toujours pas donné lieu à un procès.
Le compte de Karim Wade à Monaco
Il existe un compte bancaire [au nom de Karim Wade]. Mais celui-ci n’a pas encore fait l’objet d’une mesure de confiscation
Même chose pour le compte bancaire à Monaco détenu par Karim Wade, le fils de l’ancien chef de l’État, qui a été condamné en mars 2015 à une peine de 6 ans de prison ferme assortie d’une amende de 138 milliards de francs CFA.
« Il existe effectivement un compte bancaire ouvert à son nom dont le solde s’élève à 2 millions de dollars [soit un peu plus de 1,1 milliard de francs CFA], explique Me Seydou Diagne, qui est aussi l’avocat de Karim Wade. Mais celui-ci n’a pas encore fait l’objet d’une mesure de confiscation de la part de la justice. En clair, cette somme n’a pas été, elle non plus, recouvrée par l’État sénégalais. »
Pas plus que celles figurant au solde de la trentaine d’autres comptes monégasques dont les ayant-droits ont été considérés par la CREI comme les complices de Karim Wade.
Des valorisations sujettes à caution
Autre trophée mis en avant par Aminata Touré : la saisie de l’entreprise Aviation Handling Services (AHS) , dont la valeur est estimée par l’ancienne ministre à plus de 50 milliards de francs CFA. Cette société de handling (assistance au sol) s’était retrouvé en 2013 dans le viseur de la justice, qui accusait ses actionnaires – Ibrahim Aboukhalil (dit Bibo Bourgi), son frère Karim et leur associé Pape Mamadou Pouye – d’avoir servi de prête-noms à Karim Wade.
Selon la CREI, le fils de l’ancien président aurait été « l’unique actionnaire de la société ». Après sa saisie par l’État, la gestion d’AHS a été confiée à la société ADD-Value Finance. Mais représente-t-elle pour autant 50 milliards de francs CFA ? « Elle réalise un chiffre d’affaires annuel d’environ 6 milliards de francs CFA », se justifie Aminata Touré – même si ADD-Value n’a pas publié ses comptes depuis lors.
Ce chiffre d’affaires correspond effectivement à celui réalisé par la société en 2013, si l’on se fie à l’audit financier réalisé à la demande des magistrats de la Cour de répression de l’enrichissement illicite. Mais un chiffre d’affaires n’est pas synonyme de la valeur d’une l’entreprise.
De plus, AHS – l’une des deux sociétés de handling qui opéraient à l’aéroport de Dakar -, devait être dissoute au sein de la nouvelle structure d’assistance au sol mise en place pour opérer – en situation de monopole – sur le nouvel aéroport international Blaise-Diagne (AIBD ) : 2AS. Ce qui rend sa valorisation d’autant plus délicate.
Le gouvernement sort du silence
Le gouvernement revendique avoir recouvré la somme de 152,984 milliards de francs CFA
Malgré le tapage médiatique provoqué par l’affaire, le gouvernement sénégalais a, dans un premier temps, gardé le silence. Contactée par Jeune Afrique le 28décembre, une source au ministère sénégalais de la Justice indiquait ainsi « n’avoir aucun commentaire à faire ».
Une omerta finalement rompue quelques heures plus tard à travers un communiqué de la Primature « relatif aux procédures en cours contre l’enrichissement illicite ». Dans ce texte, le gouvernement revendique avoir recouvré entre 2012 et 2015, dans le cadre de la reddition des comptes, la somme de 152,984 milliards de francs CFA. « (Leur) traçabilité se retrouve à travers les lois de finances successives adoptées par la représentation nationale », précise le communiqué.
Interrogée à propos de l’écart – de près de 100 milliards de francs CFA – entre son estimation et celle du gouvernement, Aminata Touré le justifie en indiquant que « le communiqué ne tient pas compte du gain de 100 milliards de francs CFA lié à la dénonciation du contrat initial de l’aéroport international Blaise-Diagne ». Mais l’ancienne Première ministre omet de mentionner que l’origine des sommes évoquées par le gouvernement diffère totalement de ce qu’elle-même avance.
Ambiguïtés sur les recouvrements
En effet, les 153 milliards évoqués par le communiqué de la Primature proviennent essentiellement de contentieux opposant l’État sénégalais à de grandes entreprises. C’est notamment le cas des 75 milliards de franc CFA récupérés auprès de la multinationale ArcelorMittal – en litige avec l’État depuis les années Wade – ou des 39 milliards versés par l’opérateur de télécoms Millicom.
Aucune trace, dans ce décompte, des milliards recouvrés dans le cadre de la traque aux biens mal acquis. Ce qui n’empêche pas le communiqué du gouvernement de cultiver une certaine ambiguïté, en évoquant « l’action continue de l’État et du gouvernement » afin que « l’enrichissement illicite soit banni à jamais ».
Des contradictions que n’a pas manqué de relever le Parti démocratique sénégalais (PDS, opposition) dans un communiqué en date du 29 décembre : « L’État du Sénégal n’a jamais récupéré 150 milliards de francs CFA, encore moins 200 milliards de francs CFA au titre de la prétendue ‘traque aux biens mal acquis’, et encore moins après la parodie de procès politique conduit par […] la CREI, instrumentalisée par Macky Sall pour éliminer le candidat du PDS Karim Wade. »
Le parti d’Abdoulaye Wade rappelle en effet que les deux tiers de la somme invoquée par l’État, soit 101 milliards, proviennent de la régularisation de contentieux financiers avec des entreprises (en l’occurrence DP World et ArcelorMittal) n’ayant strictement rien à voir avec l’enrichissement illicite d’anciens responsables publics.
En juin 2016 déjà, une déclaration de l’ancien ministre de la Justice Sidiki Kaba (aujourd’hui ministre des Affaires étrangères) avait donné lieu à une controverse semblable. « Je puis vous dire que depuis l’action qui a été menée et qui participe de la reddition des comptes, tout comme de la bonne gouvernance (…), après condamnation [d’anciens responsables pour enrichissement illicite ou détournement de deniers publics], au moins 50 milliards ont été recouvrés ».
Mais après une vérification rigoureuse, le site de fact-checking sénégalais Africa Check avait démontré que l’essentiel de la somme avancée (soit 38,3 milliards) ne devait rien à la traque aux biens mal acquis, dont le bilan chiffré, six ans après son lancement, demeure énigmatique.
Par Mehdi Ba et Olivier Liffran (jeuneafrique.com)